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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/30

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une autorité régulière ; nous y étions sous la protection de cette autorité ; que pouvions-nous craindre ? Ce n’était plus le temps où, entre Gouïna et Bafoulabé, les bêtes féroces venaient nous inquiéter presque journellement et où nous allions sans savoir ce qui était devant nous.

Le 10 janvier, je commençai ma marche vers l’est, à travers un pays désert ; chaque pas que je faisais m’indiquait une ruine : des vestiges de tata, de vieux morceaux de pilon, quelques crânes blanchis au soleil, voilà ce qui restait. On me disait bien que les habitants avaient rétabli leur village de l’autre côté, sur la rive gauche du fleuve ; et, en effet, j’aperçus quelques colonnes de fumée, j’entrevis sur les flancs de la montagne qui borde cette rive quelques toits de cases. Peut-être un centième de la population de ces pays a-t-elle survécu à la conquête, au massacre, à la terrible famine de 1858 et aux mille autres maux qui sévissent sur les populations noires, plus vigoureusement que sur les autres, à cause de leur imprévoyance.

Nous traversâmes ainsi le pays du Bating, situé sur les deux rives du fleuve. Nous longeâmes le fleuve quelque temps, puis nous le quittâmes pour nous diriger à l’est, lorsque ses rives vinrent clairement nous indiquer son origine.

Nous étions, alors, dans une plaine couverte de hautes herbes vertes, unies comme un beau gazon ; au sud disparaissait, après quelques sinuosités, la haute chaîne qui, depuis Koundian, règne le long de la rive gauche, jusque sans doute dans les montagnes du Fouta-Diallon[1]. Un peu plus sur la gauche, une chaîne parallèle, mais moins haute, remontait la rive droite et faisait un vaste circuit autour de nous.

Des troupeaux d’antilopes bondissaient dans la plaine, allant chercher un refuge dans les escarpements des roches, et c’est à peine si au milieu des hautes herbes où nous passions, une ondulation des tiges indiquait notre présence. Nous cheminions en file. Devant était un homme à pied que je suivais, puis les bagages, les mules en tête, précédant les ânes. Un homme (généralement c’était Samba Yoro), à l’arrière-garde, nos bœufs sur les flancs et le docteur allant de la tête à la queue de la colonne, tel était l’ordre de la marche que fermait Fahmahra, notre guide officiel. Nous ne tardâmes pas à quitter la vallée du Bafing réduite à une zone étroite de terre le long du fleuve et nous entrâmes dans le Gangaran, pays un peu plus peuplé. C’est toujours la race malinké qui l’habite ; nous y retrouvâmes donc son costume national : boubou jaune, pantalon jaune, bonnet jaune, quelquefois blanc. Cette couleur est tirée d’un arbre nommé rat ou rbat, dont le bois est jaune. On emploie pour teindre les racines et les feuilles ; le bois se brûle pour les usages domestiques, et ses cendres, légèrement alcalines, sont employées pour obtenir, par le lavage, un mordant pour la teinture bleue de l’indigo. Les villages malinkés sont régulièrement entourés de champs de coton à demi récoltés. Cette culture est en grande vogue par suite de la nécessité de se suffire, car n’ayant que peu ou point de communication avec les comptoirs européens, les Malinkés ne peuvent se procurer d’étoffes et doivent se borner aux ressources du pays.

Le 11 janvier, au soir, nous arrivâmes par une pente douce à une muraille presque verticale qui nous entourait à l’est, au nord et au sud. À nos pieds était un marigot vaseux dans lequel on ne trouva pas d’eau. En nous voyant, deux femmes qui étaient venues en chercher s’enfuirent dans la montagne, et ce ne fut pas sans peine que Fahmahra les décida à venir lui parler. C’est que chaque fois qu’une troupe de cavaliers paraît à l’horizon, ces pauvres gens, sur lesquels le glaive du conquérant a pesé de tout son poids et pèse encore bien durement, se demandent si ce n’est pas la guerre qui leur arrive, et comme au fond du cœur ils se révoltent à chaque instant du jour contre le joug qui les opprime, ils se demandent, sans doute, si on ne veut pas les punir de ces coupables pensées.

Le guide nous déclara que nous étions à Firia, et les ruines d’un grand village vinrent à l’appui de cette assertion. Mais qu’était devenu ce village ? La montagne était haute de cent mètres au moins ; nous ne pouvions songer à la franchir ce même jour, et la perspective de passer la nuit dans les broussailles ne me souriait guère. J’avais, depuis Koundian, considéré Firia comme un nouveau port, et voilà que nous étions sans eau ! Bon gré, mal gré, il fallut en prendre son parti. Les animaux se passèrent de boire ; quelques calebasses d’eau amère et sale furent recueillies pour nous dans le marigot, et nous nous étendîmes sur nos couvertures.

La nuit ne tarda pas a venir, et vers onze heures du soir, nous fûmes réveillés par un décor féerique : la montagne devant nous était illuminée. La nuit était noire, une centaine de torches éclairait les escarpements ; quelques ombres humaines mises en relief par la lumière animaient ce tableau. Je ne me lassais pas de l’admirer : c’était le village de Firia, bâti sur le haut de la montagne qui venait nous apporter à souper : trente calebasses de mets du pays pour les hommes, et, pour nous, deux poules, des œufs, et un panier de mil pour les chevaux.

De plus, il fut bien convenu que le lendemain les habitants viendraient aider au transport des bagages pour franchir la montagne, car je me demandais comment les animaux grimperaient sur ces roches où les hommes ne passaient qu’avec l’aide d’un bambou.

Ce passage fut en effet difficile ; à l’exception d’une mule et d’un âne, il fallut décharger tous les animaux et porter les fardeaux à bras sur le sommet de la montagne. Heureusement on n’eut pas à redescendre, car nous étions sur un véritable plateau très-uni, ou se croisaient diverses montagnes, elles-mêmes assez élevées ; je compris alors la configuration du pays : nous avions quitté la vallée du Sénégal.

Le jour même nous allâmes camper à Niantanso

  1. Le Sénégal, on le sait, sort des montagnes du Fouta Diallon du sud de Timbo. Voy. le Voyage du capitaine Lambert dans cette contrée ; texte et carte. Tour du Monde, t. III, p. 373.