port n’était pas visé de tous les préfets et sous-préfets dont nous avions traversé les districts, ne voulait pas me laisser partir. J’expliquais, avec preuve à l’appui, ce que j’avais fait dans tout mon voyage, à l’employé principal, qui ne voulut pas démordre de son objection : « Avec tout çà, vous pouvez bien ne pas être un honnête homme. » Le préfet arriva heureusement ; il leva toutes les difficultés et nous fit mille offres obligeantes qui, on le verra, ne furent pas stériles.
Turnu-Sévérinu occupe le bord d’un plateau élevé qui longe le Danube ; elle sera bientôt une des villes les plus importantes de la Valachie ; elle a déjà deux ou trois grandes rues et une vaste place bordée d’assez belles maisons, de boutiques et d’hôtels assez bien tenus. Au premier étage de celui que nous habitions est le tribunal de police correctionnelle ; le juge président en exercice à notre passage jouissait d’une grande popularité. On nous dit (ce détail me parut caractéristique) qu’il condamne aussi bien et aussi souvent les boyards que les paysans. Le district de Méhédintz, dont Turnu-Sévérinu est la préfecture, se distingue du reste de la Valachie par des mœurs plus rudes. En général, le paysan est somnolent ; ici il est brutal et envers les animaux d’une cruauté rare. Il y a bon nombre d’Allemands à Turnu, employés à je ne sais plus quelle industrie. On a bon espoir dans l’influence que pourra avoir leur naturel doux et bon d’ordinaire ; je crains l’influence de leur goût. Jusqu’à présent, on les reconnaît généralement à un emprunt qu’ils font au costume roumain. Ils portent volontiers, mais sans grâce, le chaud bonnet de peau d’agneau, la ciucula, qui, dans ce district, prend une tournure remarquable de bonnet phrygien … ; eh bien ! ils lui ont ajouté une immense visière !… Ayant dit adieu à mon compagnon de route, qui rentrait à Bucharest, je me dirigeai seul en bird’j sur Orsova.
À la frontière, mon conducteur s’arrêta devant la porte d’un corps de garde où je dus entrer ; pendant qu’on timbrait et parafait mon passeport, je remarquai un paysan roumain qui pérorait avec animation. Un officier m’expliqua qu’il racontait comment sur le bateau à vapeur qu’il venait de quitter à Orsova, se trouvait une altesse russe ; tout fier d’avoir voyagé avec un aussi grand personnage, il se promettait de conter cela dans la montagne. — Et, lui dit l’officier, si dans la montagne tu la rencontrais cette altesse, que lui dirais-tu ? — Rien, répondit le paysan, dont la figure épanouie se rembrunit aussitôt, mais mon fusil parlerait ! — Ils sont tous comme ça, me dit l’officier ; et voila l’expression du sentiment général inspiré par le protectorat russe. Peu après, j’entrai sur le territoire autrichien ; un soldat m’y attendait, qui, montant sur l’avant de mon bird’j, ne me quitta qu’au bureau du major ; celui-ci me reçut comme une connaissance et m’affranchit en deux minutes de toutes les formalités de police. Je devais cette attention délicate à la bonne intelligence qui règne entre les deux grands fonctionnaires d’Orsova et de Turnu-Sévérinu. Le préfet de cette ville avait par un télégramme annoncé mon arrivée au major, et m’avait valu ce gracieux accueil, qui contrastait tant avec le souvenir de mes précédentes entrevues avec la police autrichienne.
À six heures du soir de ce même jour, je pris la malle-poste pour Témesvar. Peu après, nous étions dans la vallée de la Tcherna, sur le versant occidental des Carpathes. Une belle route, parfois très-escarpée et coupée de ponts hardis suspendus au-dessus d’un torrent capricieux, auxquels la nuit prêtait des apparences d’effroyable hardiesse, conduit à la ville thermale de Mehadia. Rien ne m’en signala l’approche, et je me trouvai tout d’un coup, et bien étonné, sur une place illuminée formée par des façades et des colonnades magnifiques, au-dessus desquelles se dressent les sombres crêtes des montagnes qui enterrent la ville. Une foule compacte d’Autrichiens, de Hongrois, de Serbes, de Valaques, de Bulgares et de Turcs s’y pressait aux pieds d’une colossale statue d’Hercule qui rappelle l’ancienneté des thermes et leur nom romain (bains d’Hercule): un excellent orchestre de tziganes y exécutait les ravissantes mélodies hongroises qui m’avaient tant impressionné à Pesth. Je ne jouis pas longtemps de ce gracieux intermède ; au bout d’une heure la voiture repartit. Au jour, nous traversions la ville de Karansebes au pied des dernières pentes des montagnes ; puis Lugos, ou commencent les grandes plaines de la Hongrie. Là, nous rencontrâmes les restes de l’affreuse invasion de sauterelles qui venait de ravager la contrée ; tout autour de nous, elles s’élevaient d’un vol oblique, rayaient le ciel de leur silhouette sinistre et retombaient sans force ; et certains endroits, la route en était couverte.
Témesvar est une grande et belle ville ; elle a d’immenses places, de larges rues et des édifices modernes d’un style pompeux, une population plus allemande que hongroise. La place du marché offre un coup d’œil intéressant. Les habitants de races différentes des villages voisins, Allemands, Hongrois, Roumains, s’y coudoient dans un pèle-mêle des plus curieux. Cette fréquentation de tous les jours n’a rien changé à leurs costumes ni à leurs caractères, pas plus que la domination qui les comprime n’a étouffé leurs aspirations d’indépendance et de nationalité.
Ici se termine le récit de mes impressions. À partir de Témesvar, je ne voyageai plus, je revins, et plutôt à l’état de colis que comme une créature pensante. Mille huit cents kilomètres de chemin de fer, interrompus seulement par deux nuits de repos à Vienne et à Strasbourg, c’est une source de sensations voisines du martyre. Ce n’était pas trop pour me faire trouver supportable la vie cellulaire de Paris, après trois mois de vie libre, au milieu d’une nature superbe.
Six années se sont écoulées depuis que j’ai fait ce voyage. Elles ont apporté de grands changements dans la situation intérieure du pays que j’ai essayé de faire connaître : aux lois de servage et aux principes démoralisateurs de la féodalité a succédé une législation qui