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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/386

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tait aux derniers gradins sans nul parti pris de tourisme ainsi qu’on irait pour passer le temps à l’abbaye de Montmartre, je ne songeais guère qu’à donner à mes yeux, de là-haut, la récréation d’un vaste paysage d’automne. Pour le Colisée, je lui réservais comme à l’ordinaire une salutation rapide. Et je ne l’ai réellement vu que ce soir-là, où je pensais l’avoir à peine regardé.

Les arcades si hautes et si sombres du rez-de-chaussée, cette nef étroite et tournante avec ses pierres effritées, ses voûtes ruisselantes, ses flaques noires où se double l’élévation des cintres, son atmosphère de cave et les trombes d’une lueur imprévue qui y plongent par des lucernaires à demi voilés de ronces, toute cette fantasmagorie d’architecture et de lumière nous arrêta plus d’une fois en pénétrant dans les arcanes de l’amphithéâtre. La fantaisie du Piranèse s’y trouve réalisée dans toute l’étrangeté de sa grandeur. Une fois arrivés sur ce lambeau de terrasse escarpé qui est sous les frises, et qui du bas ressemble à un débris d’échafaudage resté en équilibre, nous eûmes un spectacle qu’on ne peut oublier.

L’été s’était perché dans ce coin chauffé par le soleil déclinant comme dans sa dernière forteresse ; sur les pierres fauves et dorées de l’assise supérieure, la bise des monts Sabins, saupoudrés déjà d’une première salaison de neige, sifflait aux herbes de la ruine l’hymne de l’hiver ; autour de nous, des amas de fleurs mignonnes, pour fêter cette réminiscence des beaux jours, s’étaient festonnés dans les joints des pierres ; les giroflées en feu parfumaient à la cime du Colisée cette loge de paradis ou nous succédions de si loin à la plèbe et aux femmes de Rome. C’est là qu’elles cailletaient jadis au-dessus des affranchis, rappelant les Syracusaines de Théocrite. Sur ses tiges glauques, le fenouil jetait en abondance ses vertes chevelures d’ondine ; une foule de plantules singulières, de fleurs vives et inconnues m’envoyaient des distractions souriantes.

La quantité de buissons, de pariétaires, d’orchidées, de saxifrages que nourrit le Colisée est moins surprenante encore que la rareté des espèces. Soit que cette masse dressée dans les airs intercepte au passage des germes errants, soit que la nature de ce sol artificiel tourné à toutes les expositions du jour, ou que la composition des ciments qui ont lié les pierres aient favorise des végétaux exotiques, toujours est-il que des botanistes ont dressé un herbier nombreux des sujets colosséens qu’on ne rencontre nulle part ailleurs sous le climat de Rome. Cette montagne des Flaviens possède sa flore, comme l’Hymette ou le mont Hybla.

Mais ce n’est pas dès les premiers instants que l’on porte son attention sur ces détails trop voisins. Par un instinct qui est l’aspiration à l’infini, le regard s’élance tout d’abord au plus loin de l’horizon que l’esprit voudrait franchir.

Au-dessus des bords escarpés, dentelés et vivement accentués de ce cratère, on découvrait aux quatre vents cardinaux, non pas des paysages, non pas une ville ni un simple point de vue à vol d’oiseau, mais, en un frontispice trop rempli et magiquement éclairé, les illustrations innombrables du plus gros livre de l’histoire. Ce spectacle, vous le contemplez avec les sensations d’un rêve peuplé d’apparitions.

Devant nous se déployait, soutenu sous sa dentelure de cyprès par les terrassements du palais de Claude, le Cœlius avec ses couvents enchevêtrés de ruines, le Cœlius désert comme au temps où Tullius Hostilius vint s’y établir au milieu des Albains colonisés ; — un peu à gauche, sur la base étalée du mont Jove, une ligne de biais égratignant le velours violet de la colline marquait l’emplacement rasé d’Alba Longa. À notre droite resplendissait de lumière le plateau du Palatin bouleversé par des fouilles et projetant les ombres bleues de ses colonnes sur la blancheur des terrains écorchés. Le couvent de Saint-Bonaventure avec ses vignes et son palmier, opposé à l’Argilète où du temps de Martial le quartier des libraires avait remplacé le temple de Janus qu’a fermé Numa ; les jardins verts des Farnèse et, derrière le mont, le large ourlet bleu et dentelé du Janicule, encadraient de plans profonds et montés ce damier de ruines entremêlées de pelouses, ces colonnes tronquées, ces voûtes jetées dans l’espace qui composent la plus idéale des silhouettes.

C’est sur ce coteau boisé jadis que couraient avec des flambeaux, bien avant les compagnons de Romulus, les Arcadiens du roi Évandre : ils fêtaient le dieu Pan, destructeur des loups. Pour abolir les Lupercales il fallut au cinquième siècle l’autorité du pape Gélase.

Entre ces monts qui portent un sublime décor, le regard glisse à perte de vue sur la plaine du Latium, océan de roussâtre verdure dont les longues vagues, jetées dans l’ombre par un soleil fuyant, se dénombraient en frisures de vermeil sur une perspective que rendait infinie l’outremer de la Méditerranée. Au seuil de ce désert, je reconnaissais la tombe pyramidale de Cestius devant laquelle j’avais passé naguère, et qui meuble, avec les murs d’Aurélien et la belle porte que fit créneler Bélisaire, la base de l’intermontium. En suivant au loin les festons argentés du Tibre, un dernier mamelon vous signale l’emplacement de Lavinium, la bisaïeule de Rome ; plus à gauche, c’était Ardée, la cité des Rutules que bloquaient les Tarquiniens, lorsque Collatin eut l’imprudence d’emmener à souper chez Lucrèce, Aruns et Sextus. La pensée court émerveillée à travers cet infini de l’horizon, qui répond à l’indéfini des récits demi-fabuleux de la légende.

Ce n’est qu’après s’être longtemps promené, des tombes de la voie Appienne jusqu’à Saint Étienne le Rond qui donne un pendant à la tour en marbre de Cecilia Metella, et des bouches du Tibre où mourut la mère de saint Augustin jusqu’au pied de ce mont