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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/387

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où s’étaient retranchés les Étrusques de Porsenna et où fut crucifié saint Pierre, que, se repliant sur elle-même, la vue plonge avec une stupeur imprévue dans l’entonnoir du Colisée, dans ce puits étagé et profond comme la bouche des volcans, sur le rebord duquel on est venu se percher.

Comme le soleil abaissé redressait les plans en les rendant plus diffus et que, des substructions du Cœlius jusqu’à la mer, ils débordaient par-dessus le pourtour de cette énorme cuve, les campagnes immenses se décrivaient en trois énormes zones concentriques : la première semblait continuer, sombre, les évasements de la vasque colosséenne ; la seconde, vigoureuse encore, recevait des sillons de lumière ; la dernière s’enfonçait dans l’azur par ondulations bleuâtres et roses, mais toutes trois continuaient, en grandissant jusqu’au ciel, les gradins de l’amphithéâtre.

L’horizon tout entier, effet magique et d’une grandeur presque effrayante, n’était plus à cette heure que l’embouchure d’un puits de quarante lieues de tour. Ce cirque, à qui servaient de velarium les nuages du soir, avait tout envahi, tout absorbé : la nature étalée sous nos regards n’était plus qu’un monument et, dans un sens inverse, le rêve délirant de la tour de Babel paraissait accompli.

Le silence, dont l’impression est souvent ressentie sans que l’esprit en ait conscience, accroissait peut-être l’illusion de ce mirage, et c’est pourquoi la réalité d’un bruit qui survint nous apporta la sensation d’un brusque réveil.

Du fond de ce creuset à fondre les étoiles, s’élevait confuse une mélopée d’église : nos regards attirés au fond de l’abîme démêlèrent un cortége microscopique de pénitents masqués de leurs cagouls, le cierge à la main et bannière en tête qui, suivis d’un populaire de contadins et de pâtres, psalmodiaient l’office de la Via crucis devant les quatorze chapelles disposées autour de l’arène.

De ces profondeurs, jusqu’aux pourpres du couchant où chancelait le globe solaire, nous mesurions des distances étranges, des dégradations de lumière et de couleurs plus surprenantes encore.

Et sans pouvoir parler, nous regardions : la nuit était tombée que nous regardions encore…


L’Aurore de Guido Reni, au palais Rospigliosi. — Dessin de Paquier d’après une ancienne gravure.


III


Comment on gouverne le temps ; comment sont gouvernés les fiacres, les procès et les postes. — La vie en plein air. — Moinillons au lycée, dominicains en nourrice, prélats au soleil. — Les contadins dans la Grand’ville. — L’Aurore au palais Rospigliosi. — Palais et galerie Barberini : la Fornarina et son sosie ; le Poussin et la Mort de Germanicus ; portraits des Cenci,  etc… — Perles de la galerie Sciarra : le Violoniste de Raphaël,  etc… — Un cloaque derrière San Crispino. — Recherche du palais Cenci-Bolognetti. — Ripetta et son bac. — Transformation du mausolée d’Auguste et de celui d’Adrien. — Aventures du château Saint-Ange. — Origine du nom actuel. — Teodora et Marozia… — Procédure et exécution de Beatrice de’ Cenci. — Cabanons et cachots. — Spectacle imprévu sur la plate-forme,  etc…

Les fronts cornus et pensifs dont le siècle dernier peupla les décombres du Campo Vaccino symbolisaient assez bien la songeuse inaction de la vie romaine qui pourrait se résumer en ces termes : ruminer sur des ruines. Aucune ville n’est mieux organisée pour faire en heures perdues les journées de l’existence : aussi les étrangers aux prises avec un formalisme inextricable voient-ils l’économie de leurs calculs incessamment renversée par des entraves imprévues. Pour visiter les galeries et les bibliothèques il faut consumer un temps considérable à solliciter, à attendre des cartes d’entrée où n’est jamais oubliée l’interdiction d’amener des chiens et des domestiques, vestige singulier de l’orgueil féodal en cette contrée égalitaire. Ces permis, d’ailleurs, on les délivre à chacun sans s’informer des qualités ni des noms, laissés en blanc. Dès lors, à quoi bon cette vaine formalité, puisque d’ordinaire elle est gratuite ?

Les Romains ont en matière de progrès des préjugés curieux. On n’a point admis l’usage des omnibus dans la crainte de porter préjudice aux cochers de fiacre. Allez conter à des économistes de cette force que l’établissement des omnibus dans Paris y a triplé le nombre des gens qui vont en voiture !