Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 17.djvu/398

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Crispo avait déjà fait placer au faîte de l’édifice la statue en marbre de saint Michel taillée par Raffaele da Monteluppo, et par suite le pont Ælius, tour à tour baptisé par Trajan, par Ælius Adrianus et par l’église de Saint-Pierre, avait subi le nom de la citadelle de la papauté. Maintenant, ces angéliques désignations sont dix fois justifiées ; car saint Michel a attiré sur le pont toute une volée de séraphins. Par malheur, pour venir se percher sur les parapets du Ponte Elio, réparé par Nicolas V après un accident qui coûta la vie à cent soixante-douze personnes, élargi et embelli par Clément IX qui emprisonna l’œuvre d’Adrien dans la sienne, par malheur, dis-je, avant de venir s’aligner sur cette passerelle illustre, les anges ont attendu le signal du Bernin, et ils n’en ont pas valu mieux.

Est-ce à dire que ces esprits ailés, drapés, contournés dans l’exagération des attitudes, manquent d’animation et d’élan ? En aucune sorte : ils ne sont que trop assortis au saint Michel en bronze de Verschaffeldt que Benoît XIV substitua à la statue plus élancée du vieux Monteluppo. Seulement, des souvenirs assez sombres viennent opposer leurs contrastes lorsqu’on passe entre ces deux files d’anges rococos, devant ce massif de lilas et de saules qui enveloppe la porte du donjon, naguère encombré par nos soldats.

Franchissons le Tibre : à l’un des bouts du pont c’est le cachot de Beatrice de’ Cenci ; à l’autre fut dressé cet échafaud de famille où elle fut décapitée avec sa belle-mère et son frère aîné, en présence du plus jeune, condamné à subir le spectacle d’une mère, d’un frère, d’une sœur égorgés sous ses yeux.




Chaque pays a dans ses annales judiciaires quelque drame inoubliable dont s’empare la légende populaire. Le moyen âge eut chez nous l’aventure de Gabrielle de Vergy, celle d’Aubri de Montdidier ; plus tard, l’assassinat de la marquise de Ganges, les poisons de la Brinvilliers ont défrayé les récits du soir. Les beaux crimes sont plus rares dans le monde bourgeois ; l’élévation du tiers-état à un rang seigneurial n’a guère valu à notre siècle, éclairé par les journaux, régi par une législation qui rend la justice au grand jour, que l’affaire Fualdès. À la vérité, elle est restée de toutes la plus obscure et la plus mystérieuse. En Italie, à Rome surtout, ces sortes d’atrocités n’ont jamais été rares : la grande école est là. Mais rien n’a égalé l’intérêt, rien n’a balancé le renom de la Beatrice de’ Cenci.

La famille était extrêmement riche et en possession d’une illustration sombre qui datait de loin ; car elle se targuait de compter parmi ses ancêtres Crescentius, ce consul à la romaine dont nous avons parlé plus haut et qui s’était cantonné au château Saint-Ange, où l’on voit la prison de ses descendants. C’est un des Cenci qui, aposté la nuit de Noël dans le même donjon par l’empereur Henri IV, tandis que Grégoire VII célébrait la première messe le saisit à l’autel, et le traîna par les cheveux hors du sanctuaire pour l’écrouer dans un cachot. Ces exemples avaient contribué peut-être à entretenir un esprit violent dans cette famille, dont le plus odieux rejeton est, vers la fin du seizième siècle, ce Francesco Cenci qui avait fait subir à trois de ses fils d’abominables, d’indicibles outrages, qui fit assassiner le second et le troisième, qui accablait de mauvais traitements sa fille et sa seconde femme, toutes belles qu’elles fussent l’une et l’autre et qui, deux fois convaincu des crimes les plus avilissants, échappa au châtiment en soudoyant ses juges.

Prenant en pitié les aînés de ces enfants, Jacques, Christophe, Roch, ainsi que la plus âgée des deux sœurs, le pape avait soustrait les fils à un joug dégradant et marié la fille en contraignant François à la doter. Plus tard, les derniers enfants de ce monstre, Beatrice et Bernardino, ainsi que la Lucrezia Petroni leur belle-mère, perdant le courage de subir les traitements qui pesaient sur eux, adressèrent à Clément VIII un Mémoire des plus touchants pour implorer sa protection et se mettre sous son égide. Leur supplique égarée resta sans réponse, au désespoir de Lucrèce, et de Beatrice qui détestait en son père le déshonneur de la famille et le meurtrier de ses deux frères.

Enfin, une nuit que François Cenci se trouvait chez les Colonna, au château de Rocca di Petrella dans le royaume de Naples, il y fut assassiné par des inconnus et de la plus étrange façon : durant son sommeil on lui enfonça dans les yeux, avec un marteau, deux énormes clous ; ce qui supposait la coopération de deux complices pour le moins. Ce fait eut lieu le 15 septembre 1598.

Dans un pays où le sexe aimable et tendre passe pour ingénieux, cette idée assez neuve de plonger jusqu’à la cervelle des clous dans des yeux qu’on tient à punir, parut la vendetta d’une jolie femme et Lucrezia fut soupçonnée. Dès les premières recherches, Guerra, un très-beau monsignore qui passait pour être l’ami de cœur de la jeune Beatrice, se mit en fuite après avoir fait tuer un des deux assassins dont on avait retrouvé la piste et qui se nommait Olimpio. L’autre, qui s’appelait Marcio, arrêté et mis à la question, prétendit avoir été, ainsi que son défunt camarade, stipendié par Jacques, par Beatrice et Lucrezia de’ Cenci, secondés par Guerra, lesquels, après avoir endormi la victime avec un narcotique, avaient introduit les deux bravi dans sa chambre, où Lucrezia leur avait mis à la main les clous, armes du supplice : après quoi on leur avait donné mille écus d’or.

Au premier bruit de ces enquêtes, les dames de Cenci reviennent tranquillement avec les deux fils à Rome, dans leur palais où le pape plaça des sentinelles pour les tenir aux arrêts. Marcio fut transféré dans les prisons pontificales où il renouvela ses déclarations ; mais, confronté avec Beatrice, il fut tellement écrasé par les reproches, par les dénégations indignées