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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/399

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et par l’ascendant de cette merveilleuse beauté, qu’il se rétracta complétement et persista dès lors à se rétracter, dans les tortures mêmes, où il périt.

C’est à ce moment que commencent dans cet étrange procès les péripéties amenées par les circonstances imprévues. Rome entière était occupée de cet événement et faisait des vœux pour deux femmes belles, jeunes, opprimées. Les rétractations de Marcio furent donc d’autant mieux accueillies des juges, que Beatrice avait enduré la question avec un courage surhumain, en affirmant son innocence.

Mais tandis que les débats prenaient cette marche rassurante, la police arrêta pour un délit quelconque un garnement qui fut reconnu pour l’assassin d’Olimpio, le second meurtrier du comte, et ce témoin tout à coup suscité confirma la première déposition de Marcio. Ce récit chargeait les deux femmes ainsi que Jacques et Guerra ; toute la famille des Cenci fut écrouée au château Saint-Ange, où le procès fut repris et soutenu avec lenteur. En ce temps-là, on ne condamnait guère un accusé obstiné à attester son innocence sur les saints Évangiles ; mais pour le contraindre à confesser un crime, on le détenait des mois et même des années dans la ténébreuse pourriture des cachots. Puis, de temps en temps on le traînait à la chambre de la question pour le soumettre à des tortures, dont la rigueur allait croissant jusqu’au moment où il se décidait à un aveu, vaincu par la douleur et troublé par les affres de la mort. Soutenu par la conviction de la vérité, par l’héroïsme qu’elle peut inspirer aux natures énergiques, si un accusé triomphait de ces épreuves, on avait soin de ne point les pousser jusqu’à les rendre mortelles : on le ramenait à son cachot dans l’espoir qu’il serait mieux disposé une autre fois, et l’on recommençait cette stupide et exécrable épreuve jusqu’à ce que le patient parlât, ou mourût. Tout le monde sait cela ; mais il faut le répéter une fois de plus pour parvenir à y croire, tant paraît insensée cette barbarie judiciaire qui, maintenue des siècles, ne fut abolie chez nous que sur l’initiative de Louis XVI.

Ces douleurs de la question, Beatrice de’ Cenci les affronta près d’un an, sans rien avouer. Tel était l’intérêt qui s’attachait à ce courage, que les juges cédaient subjugués à tant d’attraits, de jeunesse et d’éloquence. Il fallut leur retirer la cause et la confier à des arbitres plus endurcis. Son frère aîné, sa belle mère à bout de constance firent alors des aveux ; le jeune Bernardino, étranger à toute l’affaire et qui n’en savait pas un mot, avoua à son tour ce qu’on voulut pour sortir de la géhenne. Plus tard son innocence fut démontrée. Pourquoi ne regarderait-on pas comme innocents tous les malheureux condamnés sur leur propre témoignage extorqué par des supplices ?

Mais c’est en vain qu’on opposa à la jeune héritière des Cenci les témoignages accablants de sa famille ; elle persista sous les plus cruelles tortures dans l’enthousiaste proclamation de son innocence : nulle menace, aucuns tourments ne triomphèrent d’elle, et sa persistance tenait en suspens le sort des accusés.

L’hiver s’écoula ainsi ; on comparait la Beatrice à Lucrèce, à Virginie, à Clélie, à toutes les Romaines de l’âge héroïque dont elle ressuscitait la fermeté et dont elle effaçait les charmes. Un jour, pour lui appliquer quelque nouvelle torture, il fallut préluder par lui raser les cheveux : c’étaient des cheveux blonds, les plus touffus, les plus longs qu’il se pût voir et de la nuance dorée la plus admirable.

Beatrice pâlit, elle se troubla et repoussant le bourreau : « Ne touche pas a ma tête ! s’écria-t-elle, et laisse-moi mourir tout entière ! »

Triste loyer de tant de valeur ! Elle se perdit pour sauver sa chevelure et confirma par un aveu complet toutes les dépositions.

Ils furent condamnés tous quatre à mourir, arrêt contre lequel Beatrice protesta par un accès d’indignation virulent qui trouva dans toutes les âmes un écho. À la ville, dans les palais, dans les cloîtres mêmes on ne s’entretenait pas d’autre chose. Si la vaillance de cette noble héritière lui avait conquis tant de sympathies, que l’on juge de l’effet sur une population artiste et poëte, de cette faiblesse imprévue, enfantine et vraiment touchante, par où la jeune fille et la femme avaient trahi l’héroïne ! Ce fut du délire, ce fut de l’adoration, et Clément VIII se disposait à céder au courant de l’opinion lorsque, second coup de la fatalité, un des Massini s’avisa d’empoisonner son père. D’autres forfaits de ce genre avaient déjà pesé sur la noblesse : le pape voulut un exemple et il confirma le jugement contre les quatre détenus.

Une telle sentence, profondément inique à coup sûr en ce qui regardait le jeune Bernardino, et d’une équité douteuse, il faut bien l’avouer, par rapport aux autres, révolta la ville entière. Cardinaux et corporations religieuses, magistrats et bourgeois affluèrent aux genoux du pontife, demandant avec instances une révision du procès. Clément VIII se rendant à cette requête donna aux Cenci des défenseurs habiles, Nicolo de’ Angeli et Farinacci, et il ordonna que la cause fût plaidée en sa présence.

Francis Wey.

(La suite à la prochaine livraison.)