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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/55

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Nous descendîmes de la colline sur laquelle est celui-ci, puis nous passâmes à Niarébougou, petit tata laissant Boïla, grand village, me dit-on, sur la gauche.

Nous entrâmes alors dans une forêt de roniers magnifiques ; à huit heures, nous dépassions les ruines de Moniocourou, au sud desquelles était, à environ cent cinquante mètres, le village de Yoromé. À huit heures cinquante-cinq minutes nous arrivions à Ouakha ou Ouakharou, village situé au milieu d’une plaine de toute beauté, parsemée de roniers chargés de nombreux régimes de fruits encore frais. Je me décidai à camper sous leur ombre. Dès que nous fûmes installés, Samba Yoro me demanda à couper des rones. Je ne m’y opposai pas et il escalada un des plus petits roniers, car nous en avions autour de nous qui mesuraient trente mètres de hauteur sous les branches. Mais il n’eut pas plutôt commencé à abattre les fruits, que les gens du village voulurent s’y opposer. C’était d’autant plus regrettable que les rones étaient mûres à point ; leur lait, qui plus tard devait former une amande, était encore liquide et frais ; c’était très-bon et au moins aussi sucré que le lait de coco. Mais Famahra, qui, pas plus que les gens du village, n’avait jamais mangé de rones fraîches, en ayant goûté cette fois, et les ayant trouvées très-bonnes, se mit à se disputer avec les gens du village, disant que ces arbres étaient au bon Dieu, que ce n’était pas eux qui les avaient plantés et qu’ils n’avaient pas le droit d’empêcher quelqu’un d’en manger. Force nous resta et nous abattîmes une centaine de rones. Ce qu’il y eut de plus curieux, c’est que les gens du village, s’étant hasardés à en goûter, se mirent de la partie, si bien que tous les roniers accessibles furent dépouillés. Je suis sûr qu’on se rappellera longtemps notre passage dans ce village, où nous avons révélé une nourriture succulente à côté de laquelle ils vivaient depuis des siècles sans songer à en profiter, attendant l’époque où le fruit tombe ; alors, au lieu d’avoir un goût exquis, il ne sent plus que la térébenthine, et au lieu d’une crème n’offre plus qu’une amande filandreuse.

Il y avait beaucoup de Peuhls dans ce pays ; on les désignait sous le nom de Foulars ; ils n’offraient pas de traits remarquables, mais avaient une taille très-élancée ; leurs visages, si ce n’est qu’ils étaient exempts de coupures, se rapprochaient assez du type des races soninkée et bambara, avec lesquelles ils devaient être très-mélangés.

Le chef me fit cadeau d’un cabri ; il donna un abondant repas de couscous aux hommes ; aussi, au moment du départ, je lui envoyai six coudées de guinée.

Le 18 au jour, nous reprîmes notre route par un temps brumeux ; nous marchions lentement malgré nous ; nos deux maigres chevaux nous supportaient à peine ; les ânes étaient tous blessés ; les mules, qui avaient jeûné plus souvent que de raison, traînaient un peu la jambe ; en somme, tout le monde sentait le besoin d’arriver. Heureusement nous étions dans la route, comme disaient les noirs, nous n’avions plus de broussailles à traverser, le chemin était net, bien battu, bien tracé. Ce pays était assez arrosé de marigots sans écoulement mais semés de flaques d’eau. Nous franchîmes trois villages détruits : Soumbounko, Coro et Tominkoro. Pendant cette route qui sillonne un pays magnifique, au milieu de forêts de roniers aux troncs séculaires, dont quelques-uns dépassaient tout ce que j’avais vu jusqu’alors et devaient bien atteindre quarante mètres de haut, nous rejoignîmes deux caravanes portant des ballots de coton au marché de Yamina ; c’étaient des gens de cette ville même qui étaient venus chercher ce produit dans le Fadougou ou nous étions. Ce pays est habité par les Soninkés et Bambaras ; mais, c’est l’idiome bambara qui y domine. Autrefois cette province dépendait du chef de Damfa ou Dampa ; il portait le titre de roi et commandait spécialement à la province de Damfari.

À mesure que nous nous rapprochions du Niger, notre caravane, grossie de groupes et de bandes de voyageurs suivant la même direction, prenait un aspect très-respectable. Il est vrai que je ne sais pas jusqu’à quel point j’eusse pu compter sur le courage de ces hommes, mais à cette époque, je n’avais encore nulle inquiétude à ce sujet. Aussi je cheminais sans autre préoccupation que celle d’arriver à Yamina et au Niger. À Toumboula, on nous disait que nous étions à trois jours de marche du fleuve, et voilà qu’à Masoso nous en étions encore à la même distance. Le Niger fuyait-il devant nous ?

Le 19, nous allâmes déjeuner à Moroubougou, village situé par 13° 50′ 38″ de latitude nord observée. Un peu avant d’y arriver, nous rencontrâmes sur la route un cadavre fraîchement tué. Les vautours ou tout autre animal avaient enlevé une de ses joues, mais il n’était pas encore en putréfaction, sa tête était posée sur un bras ployé, le corps était à demi retourné, le dos en l’air et l’autre bras s’étendant par terre. Il semblait que sa mort n’avait pas dû être instantanée.

En arrivant à Moroubougou, on pressa les gens du village de questions, car la vue de ce cadavre, constatant qu’il y avait eu lutte en cet endroit, terrifiait un peu mon escorte et malheureusement confirmait tristement les bruits de guerre auxquels, jusqu’ici, j’avais donné peu d’importance.

On nous dit qu’une bande de Diulas avait été attaquée par des révoltés du Bélédougou et qu’ils en avaient tué un en se défendant ; on ajouta que les révoltés couraient le pays, le cernaient, faisaient des razias et empêchaient même les natifs d’aller dans leurs champs récolter les arachides qui étaient encore en terre ; que quelques jours auparavant ils avaient enlevé une jeune fille du village.

Ceci devenait grave, mais c’était une raison de plus pour marcher. Car si on eût entendu dire que j’étais en route, certainement on eût tenté de me dévaliser et peut-être de me prendre. Or, avec nos chevaux nous étions dans l’impossibilité de nous sauver, et d’ailleurs, la perspective d’une lutte, sans m’effrayer, ne me souriait pas. Le caractère de ma mission était essentiellement pacifique et, à moins d’y être forcé, je ne voulais pas sortir de mon rôle.