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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/91

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cuisinier, barbier d’Ahmadou et bourreau à l’occasion), défilait en caracolant.

Aux Sofas il ne fit pas de longs discours. Il leur dit qu’il comptait sur eux ; il leur rappela ses bienfaits et ceux de son père, les cadeaux qu’il leur faisait, leur recommanda de ne pas s’arrêter à piller, mais de se battre jusqu’à ce que la victoire fût complète ; il leur ordonna d’avancer jusqu’à dix pas de l’ennemi sans tirer, de mettre beaucoup de poudre et dix balles dans chaque canon, et enfin de ne jamais reculer.

Revenant aux Talibés, ce ne fut qu’à grand-peine qu’il put obtenir dans leurs rangs le silence et l’ordre, et jeter un peu de calme sur les passions vindicatives et jalouses qui animaient ces vétérans de son père ; car il ne faut pas oublier qu’entre Sofas et Talibés, bien que servant la même cause, le même homme, il y a une haine immense.

Il lui fallut essuyer patiemment de la part des deux contingents rivaux de longs discours, chargés de récriminations et rappelant, par l’âcreté et l’amertume, ceux que plusieurs héros d’Homère débitent dans l’Iliade.

À quatre heures seulement il rentra dans son gourbi et, comme la veille, reçut toute la soirée des visites, répondant à tout, s’occupant de tout avec une activité vraiment merveilleuse de la part d’un homme habitué à la mollesse. J’envoyai, dès qu’il fut rentré, Samba Yoro le saluer de ma part. Il répondit qu’il m’avait vu dans tous ses palabres et que cela lui avait fait plaisir. Il fut très-gracieux et le soir m’envoya, par le Sofa de sa porte, nommé Moussa, deux grands paniers de poissons, que le village avait fait pêcher pour lui.

31 janvier. Ahmadou avait annoncé le départ pour quatre heures du matin. À deux heures, je me réveillai et, travaillé par une impression qui m’a toujours dominé la veille d’un combat, il me fut impossible de me rendormir. Je fis chauffer un reste de bouillon, et, profitant des derniers moments d’isolement, j’écrivis sur mon carnet ces notes que je reproduis, car elles peuvent faire apprécier la situation comme je le faisais moi-même, en présence du danger.

« Dans une heure on va se mettre en marche. J’espère que nous aurons la victoire, mais si je suis tué, que ma femme sache bien que ma dernière pensée se sera partagée entre elle, mon frère et ma sœur. Dans tous les cas, j’aurai fait mon devoir, ou ce que je croyais l’être, et maintenant, à la grâce de Dieu ! »

En effet, d’après les précautions que je voyais prendre à Ahmadou, d’après le déploiement de toutes ses forces, il était évident que la partie qui allait se jouer sur l’échiquier de la guerre était un véritable va-tout.

Si la victoire était douteuse, si le succès était seulement balancé par Mari, tout le pays allait se rallier autour de lui. Les Sofas même d’Ahmadou le trahiraient. La route de Nioro, déjà interceptée, serait fermée indéfiniment, et nous serions retenus à Ségou.

Si Mari était vainqueur, les Talibés étaient perdus sans ressources ; et les murailles de Ségou ne les protégeraient pas longtemps contre les Bambaras. Dans ce cas, notre position serait des plus critiques, et, n’ayant nul espoir de recueillir le fruit de la neutralité, je m’étais décidé à jeter dans la balance du côté qui me semblait offrir le plus de garanties, le poids moral de ma présence et à l’occasion celui de neuf bras courageux et bien armés. Cette résolution m’avait coûté, mais elle était indispensable et, par la suite, je n’ai eu qu’à m’en applaudir.

À trois heures et demie, un des princes, Alioun, vint prendre son cheval, qui était attaché près des nôtres, et me dit qu’Ahmadou était déjà aux avant-postes. Je m’empressai de l’y rejoindre au moment même ou la musique de Fali sonnait le réveil dans la plus grande obscurité. À quatre heures on se mettait en marche sur plusieurs colonnes, et à la lueur de grands feux, au milieu d’un désordre apparent, on pouvait déjà distinguer sur les flancs devant nous, des compagnies groupées, se formant par colonnes.

Sur un demi-cercle se trouvaient les quatre grandes colonnes de Talibés ; les Sofas et les Djawaras étaient à la gauche. Quant aux Peulhs, ils étaient allé fermer par une autre route le chemin de l’Est.

Ahmadou, quittant sa garde, passa la revue de toutes ses compagnies, et parla à chacune rapidement. Je le suivis dans ce mouvement et je pus ainsi me rendre compte de ses forces. Il y avait bien là quatre mille chevaux et six mille fantassins au moins. Ahmadou donna ses ordres pour la formation des colonnes d’attaque, et on se remit en marche. Ces colonnes se formaient de suite en ordre grossier et plutôt massées qu’alignées. À neuf heures on faisait halte en vue du village de Toghou, dans une grande plaine. Je me portai à l’avant-garde, suivi du docteur et de mes hommes. Nous n’étions pas à six cents mètres de l’ennemi. Mari, sorti du village, avait rangé son armée à cinquante pas en avant des murailles. La ligne de ses fantassins s’étendait au loin ; trois à quatre cents cavaliers occupaient la gauche et, derrière cette armée, ou voyait sur les murailles de Toghou et sur les toits des maisons une deuxième ligne de défenseurs. Je fis de suite offrir à Ahmadou de démonter à coups de carabine les cavaliers qui faisaient de la fantasia, mais il avait son plan et me fit prier de ne pas tirer avant qu’il eût donné le signal de la fusillade.

Cinq colonnes s’étaient formées, composées des hommes à pied et d’une grande partie des cavaliers qui avaient mis pied à terre.

À la droite étaient les Talibés Irlabés, au pavillon noir, commandés par Turno Abdoul ; puis venaient les Sofas, au pavillon rouge, conduits par Fali. La colonne du milieu, au pavillon rouge et blanc, formée des Toucouleurs du Toro était commandée par Turno Alassanne ; à la suite marchaient sans pavillon les Toubourous ; à la gauche, Turno Abdoul Kadi, l’un des soldats les plus braves de l’armée, conduisait les Talibés du Gannar.

Ces colonnes, aussitôt formées, s’avancèrent vers