Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 17.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

afin que je pusse y assister. Mais je ne me sentais pas le cœur d’être témoin d’une pareille exécution. Les scènes sanglantes de la veille, déjà trop nombreuses, m’avaient agité ; le soir seulement, voulant me rendre compte du nombre des morts, je passai près de ce champ de suppliciés. On les y avait conduits tous bien serrés par la foule et tenus simplement par les bras. Au milieu du cercle se tenait le bourreau qui avait commencé à abattre les têtes au hasard, sans ordre, comme elles passaient à portée de son bras ; quelques-unes n’étaient même pas détachées du tronc, et, chose curieuse, elles avaient presque toutes le sourire aux lèvres. Les yeux, qui n’étaient pas fermés, avaient dans leur immobilité une expression indéfinissable et grosse de méditations. Faut-il donc croire qu’au seuil d’une autre vie, ces victimes de la barbarie musulmane, ces martyrs inconscients d’un patriotisme d’instinct ont eu, au moment de leur cruel supplice, une apparition, qu’une lueur immense s’est produite dans leur intelligence et qu’un horizon nouveau s’est étendu devant leurs yeux !

Cette pensée m’obséda longtemps, et je ne me détachai pas facilement de ce lieu d’horreur.

Au jour, j’avais commencé avec le docteur une tournée de blessés. Déjà la veille, il en avait opéré bon nombre. Malheureusement, manquant d’instruments et réduit aux ressources de sa trousse, il ne pouvait rien pour beaucoup de cas. Je l’aidai de mon mieux dans ces extractions de balles toujours si douloureuses pour le patient. J’eus ainsi l’occasion de remarquer encore une fois combien le système nerveux des noirs est moins développé ou moins sensible que le nôtre, et c’est à cela qu’ils doivent la facilité avec laquelle ils supportent les opérations, de même qu’ils doivent au climat d’en guérir d’une façon merveilleuse et dans des cas désespérés.

Il est impossible de décrire le spectacle que présentait Toghou. Dans les maisons, dans les rues, les cadavres étaient étendus dans toutes les positions. Au réduit où l’on s’était si longtemps défendu, chaque case était transformée en un charnier infect. Les toitures, enflammées par le haut, avaient brûlé des centaines de malheureux dont les cris sourds avaient seuls révélé l’agonie. Dans quelques cases, on s’était pendu de désespoir. À une porte de la ville, plus de cinq cents cadavres étaient couchés les uns sur les autres ; c’était la porte attaquée par les Talibés. Plus tard, j’allai dans les broussailles. Le sol n’y était comme celui du village qu’une litière de morts, et le lendemain, lorsque de dessous les décombres enflammés du village on eut retiré ces cadavres à demi brûlés, et qu’on les eut traînés dans la plaine, l’odeur infecte qui s’en exhalait empestait l’air à une grande distance. Certes, c’est rester au-dessous du chiffre réel que d’évaluer à deux mille cinq cents le nombre des Bambaras qui avaient péri là, et plus tard, quand les cavaliers Peuhls revinrent de la poursuite, leurs lances encore sanglantes témoignaient des coups portés par eux aux fugitifs. Ahmadou envoya visiter le terrain de leurs exploits, et on m’affirma qu’ils l’avaient jonché de morts. En somme, d’une voix unanime, on reconnaissait que depuis le commencement des guerres d’El Hadj, on n’avait pas vu un pareil massacre. Quant aux pertes d’Ahmadou, elles étaient presque insignifiantes ; on ne comptait pas cent morts et deux cents blessés.

Il faut, du reste, avoir vu les fautes commises par les Bambaras pour comprendre cette disproportion de pertes. S’ils eussent attendu l’attaque derrière leurs murs, le résultat eût été bien différent, et Ahmadou eût dû peut-être retourner à Ségou avec un échec de plus.

La cause de Mari semblait perdue après une semblable défaite. Cette opinion était aussi la nôtre, mais nous comptions sans les fautes d’Ahmadou. S’il eût entraîné en ce moment, contre Sansandig, son armée animée de l’enthousiasme du triomphe, il eût sans doute enlevé, presque sans coup férir, ce centre de l’insurrection, et alors il était maître du pays ; mais dès le lendemain, cédant aux sollicitations de ses favoris et de ses chefs, tous avides de partager le butin, il reprenait le chemin de Ségou.

Le retour fut ralenti par l’âpreté des vainqueurs à se charger des dépouilles de l’ennemi ; les plus habiles s’étaient procuré des baudets pour porter leurs bagages, et c’était un spectacle bien curieux que ces guerriers de la veille transformés en marchands fripiers. Tout leur était bon : les uns portaient des calebasses de haute forme, d’autres des sacs de mil, des chandeliers du pays, tiges en fer munies d’une ou plusieurs coquilles dans lesquelles on brûle une mèche de coton qui trempe dans l’huile d’arachide ou le beurre de Karite ; d’autres enlevaient des fusils, des lances, des haches ou des outils de forgeron et de tisserand, et jusqu’à des portes. Les uns avaient du coton, d’autres du tabac ou des boules d’indigo ; puis venait la file ou plutôt les files de captifs. Dire ce qu’il y en avait, je ne le sus qu’à Ségou quand on fit le partage. Environ trois mille cinq cents femmes ou enfants étaient là, attachés par le col, lourdement chargés, marchant sous les coups des Sofas. Quelques-unes, trop vieilles, tombaient sous leur fardeau, et, refusant de marcher, étaient assassinées. Un coup de fusil dans les reins et tout était dit. Je fus témoin d’un crime de ce genre, et il me fallut rester calme et ne pas faire sauter la tête au misérable qui venait de le commettre. Nos laptots et quelques Talibés même en étaient indignés, mais ils formaient l’exception, et la masse passait, et ne donnant à la victime qu’un geste de dédain accompagné de cette exclamation qui devait être sa seule épitaphe : « Keffir ! »

Tels sont, en Afrique, les résultats de la domination de l’islamisme.

Nous trouvâmes Ségou dans le délire du triomphe. Jusque sur les toits des maisons les esclaves chantaient, dansaient, battaient des mains, et c’est à peine si, au milieu de la joie générale, on faisait attention aux femmes qui pleuraient un frère ou un époux. La fusillade devenait de plus en plus vive et dangereuse, car les fusils chargés outre mesure détonnaient avec le bruit du