Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 17.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

canon mais éclataient et blessaient ceux qui les tiraient ainsi que leurs voisins. Je me séparai de la foule et suivi de Boubakary Gnian, un de mes hommes venu au-devant de moi, je contournai l’enceinte de la ville et rentrai par la porte de l’Ouest. Dans chaque rue, les femmes, et même celles qui jusqu’alors nous avaient à peine regardés, nous donnaient la main par-dessus les murs de leurs maisons ; nos voisines accouraient nous souhaiter la bienvenue ; enfin, on peut dire que ce jour on n’aurait pas trouvé à Ségou quelqu’un qui ne nous fût sympathique, sauf peut-être le ministre influent d’Ahmadou, Mohammed Bobo, notre adversaire invétéré.

Alioun, notre blessé que l’on transportait sur une espèce de palankin, arriva deux heures plus tard. Je le fis installer dans une manière de chambre improvisée sous le hangar au moyen de nos tentes de campagne. Le docteur le pansa, et alors seulement on trouva la trace de la balle dans le crâne où elle s’était incrustée. — Le lendemain elle fut extraite, mais, hélas ! notre fidèle serviteur ne devait pas aller loin : le 10, après une mauvaise nuit, une hémorragie terrible se déclara, le cerveau s’embarrassa, peu à peu le froid gagna les extrémités ; à onze heures, il était sans connaissance, et à une heure trois minutes la respiration sifflante s’atténua, le hoquet disparut, et le cœur cessa de battre.

Je fis de suite prévenir Ahmadou de ce triste événement. Il répondit qu’il prierait Dieu pour Alioun, qui était mort comme un bon musulman doit mourir, en combattant pour la cause de Dieu. Vers deux heures et demie, il envoya pour l’ensevelir deux marabouts qui n’étaient
Soldat de Mari conduit au supplice. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
rien moins que Tierno Alassanne et Alpha Ahmadou. On traitait mon pauvre compagnon comme un chef ; il fut conduit en terre par un général et par un prince.

On enleva le cadavre et on le porta en plein air près de la petite mosquée d’Alpha Ahmadou. Il fut posé sur une claie, au-dessous d’un grand trou, et pendant qu’on creusait une fosse très-étroite, d’un mètre de profondeur, Tierno Alassanne avec ses adjoints lava le corps, puis il l’enveloppa dans une pièce d’étoffe de manière à former une espèce de capuchon sur la tête. La prière alors commença : tous nos amis qui avaient suivi le convoi se rangèrent pieusement sur deux rangs derrière le vieil Alpha, debout, au bord de la fosse. Alpha récita les prières du rite musulman, auxquelles je joignis celles du chrétien, du plus profond de mon cœur.

À la suite de cet événement, une tristesse immense s’était emparée de moi. Je sollicitai une entrevue d’Ahmadou, mais, occupé du partage des dépouilles des Bambaras, il m’ajourna indéfiniment.

C’était un labeur interminable, parce que chacun cachait les prises qu’il avait faites, les captifs qu’il avait emmenés, et n’en accusait qu’une partie. Ahmadou se fâchait, faisait appeler les chefs Sofas et leur ordonnait de livrer dix, vingt, quarante captifs, en proportion de ce qu’il supposait qu’on avait volé et celé. Mais les pillards n’avaient garde d’obéir et, sans connaître le latin, opposaient aux prescriptions royales un non possumus qui est la grande force des noirs comme de bien des blancs ; force d’inertie qui paralyse tout.

Pendant ce temps, soit contre-coup de toutes nos émotions, soit résultat de la fatigue extraordinaire causée tant par l’expédition que par les soins qu’il donnait aux