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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/106

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pose la chasse ou mikôsi de leur divin patron, et lorsqu’ils ont atteint la plage, ils se dépouillent de leurs vêtements sacerdotaux et fendent les flots en bon ordre. Cependant les troupes de pêcheurs qui les suivent en tumulte, enveloppent bientôt le cortége : saisissant de leurs bras vigoureux la sainte retraite de l’idole, ils l’enlèvent par-dessus les toques laquées des bonzes, et malgré les efforts, réels ou simulés, de ses gardiens officiels, qui luttent contre la foule au milieu des vagues écumantes, le mikôsi chancelant, mais toujours debout, accomplit entre les mains du peuple son pèlerinage maritime. On appelle cette solennité la matsouri de Gots-Tennoô. Elle a lieu le sixième jour du sixième mois (juillet-août), et elle se prolonge, avec des rites différents, jusqu’à la fin du huitième jour, où les bonzes, pour conclure, distribuent à leurs ouailles des branches d’arbres chargées de fruits comme le peuple les aime, c’est-à-dire à peine parvenus à la maturité.

Les matsouris de Yédo sont loin d’avoir conservé l’élévation patriotique et la noble simplicité qui distinguaient ces anciennes fêtes religieuses dans les temps de la splendeur du culte national des kamis. Chaque temple, ou peu s’en faut, a sa matsouri annuelle, et chaque matsouri est l’occasion de foires, de réjouissances et de divertissements populaires qui lui sont propres. Le sens mythique de la solennité s’est perdu, sa signification morale est tombée dans l’oubli. Ce qui n’était que l’accessoire de la fête en est devenu l’objet principal, ou plutôt l’unique intérêt. C’est ainsi que certaines fêtes religieuses du moyen âge ont disparu en nous léguant cependant leur kermesse, la foire populaire qui d’année en année s’était développée sous leur protection. La grande kermesse de Munich porte encore aujourd’hui un nom, celui de Dult, qui rappelle que primitivement l’on y faisait surtout le trafic des indulgences. De même à Yédo, certaines fêtes rappellent les noms des anciennes divinités nationales : la déesse du soleil, Ten-sjô-Daïzin ; le dieu de la lune, Sosano wô no Mikotto ; le dieu de l’eau, Midsou no Kami ; le patron du riz, Inari ; le dieu de la mer, Yébis ; le dieu de la guerre, Hatchimann, dont on célèbre l’anniversaire le premier jour du lièvre du second mois (mars). Mais ce qui caractérise ces solennités, ce sont la pompe théâtrale et les séductions de tout genre que l’on y déploie : ici, les processions, les chœurs de musique, les danses et les pantomimes des prêtres ; là, les mascarades et les représentations scéniques en plein vent ; ailleurs, les illuminations ; ou encore, certaines spécialités de jeux publics : un tir à l’arc, des courses de chevaux, des luttes d’athlètes, des loteries publiques, et presque partout un marché quelconque de fruits ou de poissons de la saison, de pâtisseries, de sucreries, de fleurs, et même d’objets usuels tels que des éventails, des parapluies, des objets en paille tressée, des lanternes de papier et des jouets d’enfants.

Quoi qu’il en soit, le sujet des matsouris, dans une ville comme Yédo, où les temples se comptent par centaines, défie toute énumération et même toute description détaillée. Quelques rapides esquisses suffiront cependant pour donner une idée du genre, et je les prends parmi les fêtes qui, plus que toutes les autres, ont le privilége de mettre sur pied la population presque tout entière de la grande ville.

Le cinquième jour du cinquième mois (juin-juillet), on se rend en foule dès le matin dans les bois du faubourg de Foutchiou pour y cueillir des herbes dont la vertu est réputée souveraine dans les cas de maladies contagieuses. Une foire improvisée sur la lisière de la forêt invite les pèlerins à se pourvoir de tout ce qui leur est nécessaire, et même au delà, pour qu’ils puissent passer cette journée sans privations quelconques.

Le soir venu, les prêtres de la Roksa-mia, temple kami du voisinage, procèdent soudainement à la purification annuelle des lieux saints. Tandis que l’on nettoie le temple, une procession solennelle doit promener dans les bois, pendant la plus grande partie de la nuit, les reliques et le mobilier du sanctuaire. Des bûchers de bois résineux sont préparés dans les cours de l’enceinte sacrée, au pied des toris de l’avenue, dans les éclaircies ou les carrefours de la forêt, et sur toute la route que parcourra le cortége.

À un signal donné, au bruit des fifres, des gongs et des grosses caisses de la bonzerie, tous les bûchers s’allument à la fois, et la procession se met en route, abondamment pourvue de lanternes de papier transparent, de diverses couleurs. De tous côtés la foule accourt sur le passage du cortége en poussant des cris de joie, auxquels répondent par milliers les oiseaux effarés, surpris dans leur sommeil par ces lueurs et ces clameurs étranges.

En tête de la procession, derrière le premier corps de musique, marchent les chevaux d’honneur du kami, conduits à la bride par des palefreniers revêtus de l’antique costume national. À leur suite viennent les grands prêtres et leurs acolytes, et leurs serviteurs portant les armes sacrées, trophées des anciens héros ; enfin, précédés du goheï, l’antique goupillon, deux personnages masqués de têtes de chiens de la Corée, ainsi que toute la troupe des prêtres et des valets employés à la parade des mikôsis, des meubles et des ustensiles du temple et de ses dépendances.

Quand le cortége a parcouru toutes les stations extérieures, il rentre au lieu sacré, et les bûchers s’éteignent. La foule se disperse dans les restaurants de la foire et sur les chemins de la ville ; l’ombre et le silence reprennent possession de la forêt, et les oiseaux, à leur tour, rentrent peu à peu dans leurs asiles.

Le vingt-quatrième jour du huitième mois (septembre-octobre), le temple de Temmangô dans le Hondjo, dont la purification a lieu le vingt-cinquième jour du second mois, exhibe et promène dans les rues principales de Yédo l’image de son dieu, installée sur un chariot traîné par un buffle. Les principaux officiers