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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/135

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Sans descendre de cheval, je fis le tour de ces quelques huttes pour en trouver l’entrée ; les aboiements des chiens avaient donné l’éveil, car au même instant une jeune femme de vingt ans se montra sur la porte et j’entendis un petit enfant qui piaillait de toutes ses forces au fond du trou : sans doute le mari pêchait dans quelque fiord. Cette pauvre femme croyait apparemment reconnaître un Islandais dans le voyageur qui venait interrompre son sommeil ; elle éprouva un moment de surprise en me voyant. — j’étais peut-être pour elle le premier spécimen d’une race inconnue. — Elle n’en mit pas moins d’empressement à remplir ses devoirs d’hospitalité, et, s’étant approchée de moi, elle ouvrit ses bras pour me donner l’accolade de bienvenue, que je lui rendis de grand cœur. Elle se disposait ensuite à prendre la bride de mes chevaux dans la pensée que, vu l’heure avancée, j’allais passer la nuit sous son toit, mais je lui fis signe de n’en rien faire, ce qui parut la mortifier. Comme j’avais soif, je prononçais le mot melk, que j’avais retenu. Elle rentra aussitôt dans sa casemate, puis reparut avec une calebasse remplie de lait. Elle y trempa ses lèvres et me l’offrit ensuite. Dès que je fus suffisamment désaltéré, elle reprit la jatte de bois pour boire après moi. Pendant ce temps j’avais pris dans ma bourse quelques pièces de monnaie danoise ; mais quand je voulus les lui offrir, elle fit un pas en arrière en s’écriant : nei, tack ! (non, merci !). J’étais enfin dans la véritable Islande, celle où vit cette population patriarcale dont les mœurs n’ont pas été altérées par le contact des étrangers.

Je fis accepter toutefois par cette bonne femme une épingle munie d’une grosse tête en verre constellée d’étoiles d’or ; elle m’embrassa encore pour me remercier, et je partis au grand trot, la laissant sur le seuil de sa porte : mon passage aura été pour elle une apparition surnaturelle dont elle parlera toute sa vie.

Tout en courant ainsi, nous rencontrâmes encore deux autres bœrs. Les chevaux s’arrêtaient suivant leur habitude, mais il était très-tard, tout le monde dormait ainsi que les chiens ; je ne jugeai pas à propos de troubler leur sommeil. Je laissai mes montures brouter pendant quelques minutes afin de les trouver plus dociles en route. Quand je voulais repartir, je n’avais qu’à aller en avant ; tant que nous nous trouvions dans les dépendances du bœr, c’est-à-dire dans les chemins faciles, les chevaux me suivaient comme des chiens ; mais aussitôt que nous entrions dans la campagne inconnue, en un mot dès que les dangers se présentaient, ils s’élançaient au-devant de moi et semblaient me dire : Suivez-nous, ne craignez rien ! Oh ! les bonnes petites bêtes ! que de fois il m’est arrivé de prendre leur tête dans mes deux mains et de les embrasser avec amour !

Comme j’avais été obligé de m’éloigner des bords de la rivière à cause des marais, je craignis un moment d’avoir dépassé l’annexia que je cherchais ; il était minuit, j’y voyais à peine, quand mes chevaux s’emportèrent en poussant ces hennissements de joie qu’ils font entendre chaque fois qu’ils approchent du gîte, et je vis à une centaine de mètres devant moi la petite église de Thorfastathir, où nous arrivâmes en quelques minutes.

À ma gauche j’avais l’annexia, petite baraque noire sans clocheton ; autour de la modeste chapelle étaient rangées, comme toujours, quelques tombes que l’on prendrait pour des bancs de gazon. À ma droite, une succession de petits pignons qui avaient toutes les peines du monde à sortir de terre représentaient la demeure du prêtre et de toute sa famille.

Étant descendu de cheval, je me dirigeai vers l’embrasure située à droite de la porte principale ; le mur avait au moins un mètre cinquante d’épaisseur, de sorte qu’il me fallut ramper comme un serpent dans cette ouverture humide pour atteindre le volet avec la pomme de mon fouet. Dès les premiers coups, les chiens aboyèrent, mais ces aboiements, au lieu d’exprimer une colère menaçante contre celui qui venait ainsi troubler le repos de la famille, étaient au contraire pleins de bienveillance ; les chiens ont l’air de réveiller leur maître pour qu’il aille vite accueillir l’étranger qui arrive.

Quelques minutes après, la porte s’ouvrit, et je vis un vieillard, de petite taille, boutonné dans une redingote en drap noir. La visière vernie de sa casquette plate cachait tout le haut de sa figure ; je n’apercevais que le bout de son nez et un semblant de barbe grise. Je le saluai de la formule : Salve, pater, et lui dis que s’il voulait bien me questionner en latin, je serais à même de lui répondre.

Mon hôte était resté sur le seuil, mais je distinguai dans l’étroit couloir une foule de personnes qui étaient venues se ranger derrière lui.

Au milieu d’un silence observé même par les chiens, le prêtre, qui venait d’aspirer une large prise de tabac pour se donner le temps de construire sa phrase latine, me dit enfin : — Qui es-tu ? D’où viens-tu ? — Je lui répondis dans la même langue : — Je suis Français, je loge sur un navire de guerre qui est à Reykjavik. Il y a quinze jours j’ai quitté Reykjavik pour aller à Thingwalla ; de Thingwalla je suis allé aux Geisers ; mais voilà qu’arrivé dans ce dernier lieu, mon guide m’a abandonné ; maintenant il faut que je marche vers l’Hékla, et je suis seul pour me diriger dans ce pays difficile et pour me faire suivre par tout ce matériel, tous ces chevaux que tu vois. Dans cette triste situation, j’ai cherché ta maison, ô mon père, et je compte sur toi, sur tes fils, et tout ce que tu as de famille, pour me trouver un guide qui m’aidera à continuer mon voyage.

Après ma tirade, le prêtre parut réfléchir un moment, puis il me dit : Non intelligo te. Le latin que j’avais employé n’était pas brillant., mais sans fatuité je crois pouvoir assurer que mon professeur de thèmes l’eût approuvé ; c’était un latin simple et tout de circonstance. Alors je réalisai un tour de force : je répétai ma harangue en un latin plus vulgaire encore que le premier, et cela me réussit. Intelligo, me dit le prêtre avec satisfaction, et, à partir de ce moment, je compris