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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/14

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n’était laissée à la fuite et l’allure de mes soldats était aussi peu rassurante que la mienne : « Les chefs mangent, nous dit alors notre prisonnier, et je ne puis vous conduire vers eux. — Pourquoi cela ? — Le chef, si je le faisais, me briserait le crâne d’un coup de casse-tête, ajouta-t-il. — Eh bien, dis-nous seulement où est la case du chef, et je te laisse aller. » Heureux d’en être quitte à si bon marché, le Kanak n’hésita plus et nous fit signe de le suivre. Il s’enfonça aussitôt dans les hautes herbes, lentement, en silence, et plongeant l’œil tout autour de lui pour s’assurer qu’aucun espion n’était là pour le voir. La chute d’une feuille, le frôlement des ailes d’un oiseau de nuit suffisaient pour le rendre immobile. Il écoutait et, reconnaissant bientôt son erreur, il continuait à s’avancer. Enfin, notre guide me mettant la main sur le bras pour attirer mon attention, me dit de sa voix la plus basse : « Derrière ce bouquet de hauts cocotiers vous trouverez la case du chef. » Il sonda du regard l’obscurité autour de nous, pour s’assurer que personne n’avait entendu ses paroles, et d’un pas silencieux et rapide il s’éloigna, courbant sa taille au-dessous du niveau des hautes herbes pour échapper aux regards indiscrets.

Que se passait-il alors d’extraordinaire chez le chef de Houindo ? Il était évident que ses sujets avaient reçu l’ordre de ne pas venir le troubler et surtout de nous cacher le lieu de sa retraite ; je croyais deviner la cause de toutes ces précautions, et, malgré moi, au milieu de cette nuit sombre, l’oreille frappée à chaque instant par les hurlements de plus de mille sauvages, dont les clameurs incessantes nous arrivaient distinctement, la tête pleine des scènes terribles qui se déroulaient sous nos yeux depuis le matin ; malgré moi, dis-je, mon cœur battait d’émotion et je portai la main à ma ceinture pour m’assurer de la présence de mes armes. Le silencieux Poulone partageait probablement mes idées, car il me dit : « Il n’est pas bon d’aller chez le chef de Windo, il a vu beaucoup de sang aujourd’hui ; le Kanak qui a vu du sang veut en voir davantage, comme le blanc qui a bu du gin en désire encore d’autre. — Sois sans inquiétude, mon tayaut, nous sommes onze, et nos balles vont vite. — Oui, mais la nuit est sombre, l’endroit écarté, le Kanak y voit comme le chat, son tomahawh arrive sur la tête avant qu’on ait entrevu la main qui le soulève ; puis on dit que ce sont les gens de Ponérihouen qui sont venus ; il vaut mieux, croyez-moi, aller doucement et voir de loin ce qui se passe dans la case du festin, puis revenir vite sur nos pas ; avant peu, notre absence sera remarquée et le chef averti. » Poulone avait raison, j’ordonnai donc d’avancer dans le plus profond silence.

L’homme de Balade passa le premier pour nous servir de guide, et nous continuâmes notre route lentement et sans bruit. Au bout de quelques minutes de marche, nous étions près du bouquet de cocotiers derrière lequel devait se trouver la case du chef. « C’est bien ici, murmura Poulone ; voyez cette lueur qui arrive jusqu’à nous en filtrant à travers les interstices du feuillage. C’est celle du feu autour duquel ils doivent se trouver. » Augmentant encore de précautions pour marcher en silence, nous traversâmes le bouquet de cocotiers. La lueur d’un grand feu arrivait de plus en plus jusqu’à nous. Un murmure de voix frappant nos oreilles nous servait de guide ; certainement nous n’étions qu’à quelques pas, car on distinguait chaque parole ; un épais rideau de cannes à sucre et de bananiers nous séparait encore ; je fis signe aux hommes de s’arrêter un instant, et suivis Poulone qui glissa comme un serpent de bronze au milieu de cette verte barrière. Tout à coup il s’arrêta et me fit signe de venir près de lui. J’obéis ; alors la main de mon fidèle compagnon écarta lentement une grande feuille de bananier et par une ouverture de quelques centimètres j’aperçus une scène qui me fit frissonner jusqu’à la moelle de mes os.

Une douzaine d’hommes étaient assis près d’un grand feu ; je reconnus les chefs que j’avais vus pendant la journée ; sur de larges feuilles de bananier était placé au milieu d’eux un monceau de viandes fumantes entourées d’ignames et de taros ; la vapeur qui s’élevait de ces aliments, apportée par la brise, arrivait juste vers nous, et j’aurais désiré pouvoir retenir mon souffle pour ne pas aspirer le fumet d’un aliment aussi révoltant. Je l’avais bien prévu : nos amis se livraient à leurs barbares festins, et, sans doute, les malheureux Ponérihouens tués dans la journée en faisaient les frais ; le trou dans lequel on avait fait cuire leurs membres détachés à coups de hache était là ; une joie farouche se peignait sur le visage de tous ces démons ; ils mangeaient à deux mains. Ce spectacle était si extraordinaire qu’il me faisait l’effet d’un rêve et j’étais tenté d’aller à eux pour leur parler et les toucher. Un point surtout attirait toute mon attention ; en face de moi, et bien éclairé par la lueur du foyer, se trouvait un vieux chef à la longue barbe blanche, à la poitrine ridée, aux bras déjà étiques ; il ne paraissait pas jouir de l’appétit formidable de ses jeunes compagnons ; aussi, au lieu d’un fémur orné d’une épaisse couche de viande, il se contentait de grignoter une tête ; celle-ci était entière, car, conservant le crâne comme trophée, ils ne le brisent jamais ; on avait eu cependant le soin de brûler les cheveux ; quant à la barbe, elle n’avait pas encore eu le temps de pousser sur les joues du pauvre défunt, et le vieux démon s’acharnant sur ce visage, en avait enlevé toutes les parties charnues, le nez et les joues ; restaient les yeux, qui, à demi ouverts, semblaient être encore en vie. Le vieux chef prit un bout de bois pointu et l’enfonça successivement dans les deux prunelles ; on aurait pu croire que c’était pour se soustraire à ce regard et finir de tuer cette tête vivante ; point du tout, c’était tout simplement pour parvenir à vider le crâne et en savourer le contenu ; il retourna plusieurs fois son bois pointu dans cette boîte osseuse, qu’il secoua sur une pierre du foyer pour en faire tomber les parties molles, et cette opération accomplie, il les prenait de sa main maigre comme une