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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/155

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traversèrent, et, un moment après, nous arrivions dans le bœr de Backarholt, où tout dormait, excepté les chiens.

Ce bœr, habitation de pêcheurs, devait être de construction récente. Nous n’y trouvâmes qu’une jeune femme, un homme et un tout petit enfant.

Quand je fus entré dans le trou qu’on me destinait et qui était séparé des autres constructions, je remarquai que ce bœr était, intérieurement, d’une architecture tout à fait étrange. Le toit, au lieu d’être supporté par du bois flotté en selle, offrait au contraire une espèce de charpente ogivale. Je m’approchai pour l’examiner de plus près, et je vis que j’étais dans le ventre d’une baleine : pour faire la charpente, on avait pris une partie du squelette d’un énorme cétacé. Le reste de l’ameublement était d’un style analogue ; ainsi, pour escabeau, j’avais le siége traditionnel des Islandais, c’est-à-dire un crâne de cheval porté sur trois tibias du même animal, et les coffres, au lieu de reposer à plat, avaient pour pieds des crânes de phoques ou de chiens peinturlurés en rouge ou en vert.

Jamais je n’ai fait honneur à mes provisions avec autant de bravoure que dans cet étrange logement. Après mon repas, auquel j’invitai mes hôtes à prendre part, comme j’étais exténué par la fatigue, je fis rapprocher deux coffres parallèlement ; je plaçai une de mes caisses à chaque extrémité, et j’allais m’étendre dans cette espèce de fosse au fond de laquelle j’avais jeté ma fourrure et ma couverture, quand je vis entrer la jeune femme du bœr, une jatte de lait entre les mains. Je posai le lait sur la caisse qui formait la tête de mon lit, puis j’embrassai cette bonne femme, qui me remercia en me faisant une magnifique révérence : elle était largement payée.

En quittant le bœr de Backarholt je me dirigeai vers le sud-est où se trouve la pointe de Reykjanes. On y rencontre de nombreuses solfatares où l’on peut ramasser à la pelle le soufre presque pur ; les échantillons que j’en ai rapportés contiennent dix-sept parties de soufre sur trois de terre. En quittant ces solfatares on arrive dans un endroit complétement habité par des lépreux. La lèpre et l’éléphantiasis ont fait de grands ravages parmi la population. Ces maladies ont été entretenues en Islande par le régime des habitants, qui se nourrissent pendant l’hiver de poissons pourris. Leur prédilection pour les aliments en putréfaction est telle qu’un baril de beurre rance se vend deux fois plus cher qu’un baril de beurre frais. Aujourd’hui ils en sont arrivés à modifier un peu leur régime, et toutes ces lèpres, ces maladies scorbutiques tendent à disparaître ; mais il suffit de parcourir les parages où je venais d’arriver pour se convaincre qu’elles n’ont pas tout à fait déserté le pays. À mon passage, ces malheureux lépreux, dont la figure est boursouflée, à moitié dévorée par la lèpre, se tinrent debout timidement sur le seuil de leurs tanières sans oser approcher. Comme je ne tenais pas trop à passer ma nuit dans ce milieu, non par peur, mais à cause de la fâcheuse impression que produisent ces malheureux lépreux, je continuai ma route, me dirigeant vers un endroit situé à cinq kilomètres de là, où d’après ma carte je devais trouver des sources chaudes. Je tenais à aller dresser ma tente en ce lieu, par la raison qu’à la suite de mes prodigalités folles, à la noce de Thorfastathir par exemple, mes provisions touchaient à leur fin. Il me fallait vivre de ma chasse, chose certainement assez facile vu l’abondance du gibier qu’on trouve en Islande ; mais ce qu’on rencontre plus difficilement, c’est du combustible pour le cuire.

Arrivé aux Geisers, j’avais une gelinotte et deux pluviers dorés ; mais au dernier moment, après les avoir bien plumés, je me demandai comment j’allais m’y prendre pour les faire cuire d’une manière convenable. Il me fallait trouver un appareil d’un nouveau genre, et la nature vint encore à mon aide.

Il y a en Islande des corbeaux énormes. Il ne me fallut pas un quart d’heure pour en abattre un de la plus belle espèce. Après l’avoir vidé, sans me donner la peine de le plumer, je rinçai minutieusement avec de l’eau chaude sa cavité abdominale, puis j’y plaçai ma gelinotte et mes deux pluviers. J’y joignis un peu de beurre, du sel, du poivre, quelques gouttes d’eau-de-vie, de l’ail ; cela fait, je refermai le corbeau que j’emmaillottai avec une ficelle, et, après avoir attaché à mon paquet une pierre pour l’entraîner au fond, je le plongeai dans le geiser. En moins d’une heure, mon dîner était cuit. J’abandonnai le corbeau à Loulou, après en avoir retiré mon gibier parfaitement étuvé.


IX


Les pêcheries de morue. — Une nuit dans une pêcherie au soleil de minuit. — Le Dyrafiord. — Une chasse à minuit sur le Myvatn. — La légende de l’église de Reykjahlidar. — Buttes de Hjaltadal ou plaine des Sarcophages. — Un concert sur le gazon. — Mariage entre un de nos pêcheurs de morue et une Islandaise de bonne famille. — Départ d’Islande. — La Pandore au milieu d’une aurore boréale.

Dès le matin j’avais levé le camp et je me dirigeai vers la mer. Là, sur une plage de cendres et de pierres ponces descendues du haut des cratères et rejetées par la mer, se trouvent éparpillés pêle-mêle des crânes de chevaux, des ossements de baleines et un grand nombre de squelettes qui attestent toute la richesse poissonneuse des mers d’Islande. Avant de terminer ce dernier chapitre, nous devons dire un mot de la partie de ce pays qui nous intéresse le plus intimement, celle où habitent les cinq ou six cents pêcheurs qui partent tous les ans de nos côtes du nord pour aller pêcher les morues dans ces parages.

Notre flottille met ordinairement à la voile vers le 15 du mois de mars. Avant d’arriver sur les côtes d’Islande ses frêles bateaux ont à affronter de si rudes coups de mer que la frégate française a toujours de nombreuses avaries à réparer. Aussi faut-il voir avec quelle impatience elle est attendue, avec quelle joie son apparition est saluée !

Dans ma seconde excursion, j’ai été témoin d’une de ces espèces d’ovation. Nous étions arrivés le 12 mai. Après un repos de cinq jours à Reykjavik, où nous avions