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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/166

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Avez-vous maintenant la moindre difficulté a deviner l’origine du guano aux îles Chincha ? Je crois que non. Telles les choses se passent aujourd’hui, telles elles se sont passées jadis. La seule différence est que le guano dont je viens d’indiquer la formation est le guano moderne, contemporain, tandis que celui des îles Chincha est le guano fossile, antédiluvien, le guano minéralisé, pétrifié, en un mot, le guano par excellence.

Il faut la réunion de diverses circonstances pour qu’un guano soit parfait. Sans doute le mode de production, de fabrication pourrait-on dire, est partout le même.

Les mêmes oiseaux mangent, digèrent à peu près partout les mêmes poissons. Mais cela ne suffit pas. Si le guano des Chincha est si complet, si bien conservé, c’est qu’aux Chincha, et sur la côte voisine du Pérou, jamais il ne pleut. Jamais, de temps immémorial, il n’est tombé une goutte d’eau dans ces régions. Si vous partez un jour pour ces pays avec une pacotille, n’emportez pas de parapluies, ils vous resteraient pour compte.

S’il ne pleut jamais aux Chincha, vous comprenez comment les sels ammoniacaux, calcaires, en un mot toutes les parties plus ou moins solubles des déjections de nos chers volatiles, ont pu être conservées, comprimées, condensées, sans que la moindre particule ait pu se perdre. De là l’inappréciable qualité du guano péruvien.

On a bien découvert depuis quelque temps du guano en mille autres lieux. Une matière est-elle reconnue précieuse, vite tout le monde se met en campagne pour la trouver, alors que nul n’y prenait garde auparavant.

C’est ce qui est arrivé pour le guano. On a cherché partout, au moins dans les contrées tropicales, et l’on en a trouvé presque partout. Dans la mer Rouge, dans le golfe Persique, dans le désert d’Atacama, entre le Chili et la Bolivie, sur les côtes boliviennes elles-mêmes, à Mejillones, on a trouvé des gisements de guano. On en a trouvé dans la basse Californie, et sur certains rivages, sur certaines îles de la côte occidentale ou orientale d’Afrique. On en a trouvé dans des îles de la mer des Indes, de l’Océanie. On a même rencontré, dans certaines cavernes, une nouvelle espèce de guano provenant des chauves-souris ; mais nulle part on n’a trouvé l’équivalent du produit des Chincha ; et cela pour les raisons que nous avons indiquées tout d’abord.

Aucun guano ne renferme en proportions aussi considérables que celui du Pérou les matières indispensables aux plantes, ces sels ammoniacaux, azotés et phosphatés, qui activent si étonnamment la végétation.

C’est ainsi que partout en ce monde chaque pays fournit certaines choses au détriment d’autres pays. C’est ainsi que la nature semble nous avoir conviés à laisser circuler librement ses produits, pour que ceux à qui elle les a dispensés en fassent profiter ceux qui ne les possèdent pas chez eux. Ici c’est le Pérou avec son guano ; là la Havane avec son tabac ; la Géorgie, la Louisiane avec leurs cotons ; plus loin, la France avec ses vins ; les provinces du Danube avec leurs céréales ; la Chine avec son thé et sa soie. À chaque pays la Providence a départi quelque chose ; elle n’en a avantagé aucun exclusivement, et elle a dit à tous : Cultivez, trafiquez, et favorisez surtout la libre circulation des produits, le libre échange des richesses naturelles.

Le guano des îles Chincha, dont on n’a retrouvé que depuis quelques années les propriétés fécondantes, était connu des indigènes du Pérou au temps des Incas. Ces fils du Soleil avaient même édicté des peines très-sévères contre ceux qui dérangeraient ou tueraient les oiseaux fabricateurs du guano. La peine de mort était, dit-on, prononcée dans quelques cas. Cela est-il bien vrai ? Je n’ai pas compulsé à ce sujet les archives des fils du Soleil, ni leurs quipos[1] mystérieux.

Le fumier fossile, au temps des Incas, était précieusement recueilli et servait à engraisser le sol. On sait combien les campagnes du Pérou étaient alors habilement cultivées et arrosées. Partout étaient tracées des routes, dont quelques-unes mettaient en communication le Pérou avec les parties méridionales de l’Amérique, ce que nous appelons aujourd’hui le Chili, la Bolivie, et dont les autres, traversant les Andes, allaient jusque dans les Pampas. Le Pérou, comme le Mexique, était largement civilisé avant la conquête espagnole, et nous sommes en droit de nous demander, surtout devant les événements actuels qui bouleversent presque toutes les républiques hispano-américaines, si cette conquête a été un bien ou un mal. Mais sur cela il faut laisser à chacun le soin de répondre suivant ses propres opinions.

Aux îles Chincha, on exploite aujourd’hui le guano comme on exploiterait à découvert des couches de charbon, de plâtre, de sel gemme, de pierre de taille. Les sédiments se dressent sur une grande hauteur, souvent vingt, trente mètres, et au delà. Les ouvriers, disposés sur des gradins, abattent à la pioche la matière friable, pulvérulente. Elle tombe librement au pied des tailles, où on la charge à la pelle dans des brouettes. Elle est ensuite apportée dans des wagons analogues à ceux de nos grands terrassements. Les wagons roulent sur des voies ferrées qui vont des carrières à la mer.

Les navires attendent leur chargement au mouillage, devant les carrières elles-mêmes. Des porteurs, puisant au tas amoncelé au bord de la mer, viennent jeter le guano à fond de cale corbeille par corbeille. Souvent, pour ne pas faire de jaloux, les corbeilles sont distribuées également à chaque navire, et je laisse à juger le temps qu’il faut pour compléter un chargement.

Ajoutons que le séjour des îles est intolérable. On n’y voit que du guano, et l’on devine quelle mauvaise odeur, quels miasmes empestent l’air. Heureusement

  1. Assemblage de cordes, munies de nœuds qui ont une signification.