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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/168

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que la terre fortunée du Pérou n’est pas loin, et que les capitaines, en attendant de remettre à la voile, peuvent aller oublier à Pisco, voire à Callao, ou à Lima, les désagréments des Chincha. Nul n’oublie dans ces escapades de faire emplette de quelques parfums qui neutralisent l’odeur du guano.

Jusqu’ici on n’a trouvé que les Chinois qui aient consenti à fouiller le fumier péruvien. On a parlé, dans l’antiquité, de condamnés aux carrières. Leur supplice était moins grand que celui des terrassiers des huaneras[1]. La poussière, l’odeur, sont capables d’asphyxier un novice. Il est impossible, pour qui n’y est pas habitué, de s’arrêter une heure devant les exploitations. Vous avez beau mettre un mouchoir sous vos narines, et vous munir de toutes les essences de l’Orient, rien n’y fait. L’odeur pénétrante de l’engrais minéral l’emporte, et de plus une poussière jaune, saline, s’étale avec complaisance sur votre visage et sur vos habits.

Honneur donc à ces braves Chinois qui, malgré tous ces détails dégoûtants, ont consenti à travailler sur ces carrières ! Ne sont-ce pas eux, du reste, qui, au milieu des fièvres pestilentielles, ont remué les terres paludéennes de l’isthme de Panama pour y établir le chemin de fer interocéanique ? Ne sont-ce pas eux qui, à la Havane et en tant d’autres colonies, bêchent, sous un soleil de feu auquel l’Européen ne résisterait pas, les terres à canne à sucre ? Ne sont-ce pas eux qui se sont résignés à fouiller les plus pauvres placers de Californie, d’Australie, dont les autres mineurs ne voulaient plus, et qui ont encore retiré des millions ? Honneur à ces travailleurs patients, sobres, laborieux, toujours contents, toujours gais et polis, et que les Américains, dans leur esprit d’exclusion pour les races de couleur, ont eu le tort de poursuivre, de bannir quelquefois ! Les Chinois ont la peau jaune ! Où donc est le mal, si les Chinois donnent à tous l’exemple du
Travailleurs boliviens émigrés aux îles Chincha. — Dessin de A. de Neuville, d’après une photographie
du travail, de la résignation, et surtout s’ils concourent, pour une part à la fois si modeste et si haute, à la marche de la civilisation, sur tous les points où la civilisation a étendu aujourd’hui son empire ?

J’ai dit que ce n’était que de notre temps que l’emploi du guano comme engrais avait été retrouvé. Il paraît même que c’est à un Français que revient l’honneur de cette découverte, et là, comme toujours, le premier inventeur a été sacrifié.

Le Pérou tire de ce produit les plus clairs de ses revenus. Il a affermé à une compagnie anglaise l’exploitation des carrières, et cette compagnie gagne aussi des millions à l’extraction du précieux engrais. Dieu fasse que ce travail dure encore de longues années ! Je ne dis pas cela pour les Anglais, qui sauront bien aller s’enrichir ailleurs, mais pour le Pérou qui, comme la cigale, se trouvera certainement pris au dépourvu, sinon quand la bise viendra, du moins quand il n’aura plus de huaneras.

On estime à quatre cent mille tonnes environ par an la quantité de guano aujourd’hui extraite. Cela fait quatre cent millions de kilogrammes, et l’on peut compter par kilogrammes pour une matière aussi utile.

En supposant que la moyenne des navires jauge quatre cents tonneaux, c’est mille navires par an qui fréquenteraient les Chincha. Que de ports de mer n’ont pas autant de visiteurs !

Le prix du guano peut se calculer en moyenne à trois cents francs la tonne sur les lieux de consommation, soit en tout cent vingt millions par an. Le plus clair de cette somme reste au Pérou : c’est le prix du monopole pour l’exploitation. La matière, à proprement par-

  1. Le mot de huano, que nous avons traduit par guano (l’h est ici gutturale et aspirée), vient, dit-on, de la langue indigène du Pérou. De huano les modernes Péruviens ont fait l’espagnol huanera, ou carrière de guano.