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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/190

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lors, la discipline grecque triompha aisément de la bravoure indienne, et je n’ai pas à raconter une histoire bien connue, la défaite de Porus, sa capture, sa fière contenance, la modération du vainqueur. Les Indiens s’étaient fort bien battus : Alexandre avait perdu mille hommes, trois fois plus qu’à Arbelles même.

Il fit bâtir sur le champ même de la victoire une ville destinée à en perpétuer le souvenir (Nicée), et en face, à l’endroit où il avait passé l’Hydaspe, une autre ville consacrée à la mémoire de son cheval (Alexandrie-Bucéphale). Ces deux villes ont aujourd’hui si complétement disparu, qu’on discute jusqu’à leur emplacement. Les pays d’alluvion sont généralement mauvais conservateurs des ruines antiques.

Pourtant, je ne comprends guère que des savants qui ont vu le pays aient hésité un instant. La route d’Alexandre depuis l’Indus étant bien reconnue (à peu près la route moderne d’Attok à Delhi), c’est autour de Jelum qu’il faut chercher le point où il a passé l’Hydaspe, et trouvrr : 1o la pointe boisée où le fleuve fait un détour ; 2o l’île boisée ; 3o la grande île sur la rive gauche, avec le canal qui la sépare de la terre ferme. Je n’ai pas l’intention de faire subir à mon lecteur une dissertation géographique : qu’il jette les yeux sur le plan de la bataille (p. 191), et il reconnaîtra de lui-même toutes les circonstances mentionnées par Arrien.


Dessins de Petot d’après des miniatures sur émail.

Le point d’où partit le conquérant ne pouvait être la ville actuelle de Jelum, car elle ne fait pas face à l’île boisée et longue qui devait servir à masquer son mouvement. C’est d’un peu plus haut, près le village de Piragheli, qu’il dut tenter le passage. À partir de l’île, où l’avant-garde se développa à l’aise (c’est une île de près de 1 500 mètres de long), le courant fit légèrement dévier les Macédoniens qui vinrent aborder à l’île marécageuse que traverse aujourd’hui la chaussée de Lahore, près du hameau de Chale-Gonian. On prit d’abord cette île pour la terre ferme, car ce ne fut qu’après s’être remis en marche qu’on découvrit le fossé profond qui subsiste encore aujourd’hui, et où le fils de Porus, s’il avait été un bon officier d’avant garde, eût pu arrêter net l’élan des étrangers. Il manqua l’occasion, le fossé fut franchi, l’avant-garde indienne battue, et à quelques stades de là, entre Saraï Alamglier et Kariali, eut lieu le grand choc qui décida du sort de l’Inde occidentale. Trois tumuli s’élèvent dans cette vaste plaine, un près Kariali, deux à un mille d’Alamglier : les a-t-on fouillés ? Qui sait si, plus fidèles que les rives mêmes du fleuve, ils ne nous ont pas gardé de souvenirs de cette mémorable journée ?

J’estime trop mes lecteurs pour m’excuser près d’eux d’appuyer autant sur de pareils souvenirs. J’ai trop rarement d’aussi belles occasions, et je pense que les noms d’Alexandre et de Porus intéressent plus sérieusement le public, — du moins mon public, — que les confidences les plus intimes sur mes sensations, mes promenades, me repas, mes siestes dans la fournaise indienne. Puis, l’avouerai-je, je ne suis pas suspect d’hérolâtrie (hero-worship comme on dit en anglais), mais il n’y a pas un nom dans toute l’histoire ancienne qui exerce sur mon imagination une séduction comparable à celle du nom d’Alexandre. Cela tient, en partie, à l’attrait des énigmes insolubles. Je comprends ou crois comprendre un Épaminondas, même dans sa perfection, un Cicéron, même dans ses innombrables petitesses, un Auguste, même à travers l’épaisseur du masque qui ne le quitte jamais : mais ce fils illustre de Philippe, qui donc nous le peindra en pied ? Même en écartant les calomnies athéniennes, il reste, comme homme, effrayant et odieux. Ses cruautés ont un caractère répugnant de bassesse et de lâcheté : écartez sa vie publique et ses batailles (gagnées, par parenthèse, avec une armée et un état major crées par son père Philippe dont il a un peu escamoté la gloire), ôtez cela, dis-je, il reste une sorte de roi de Dahomey, qui boit, tue et meurt de delirium tremens. Pour ceux qui savent lire une médaille, son profil bien connu révèle beaucoup de choses, et on comprend mieux sa dernière parole : « On va me faire des funérailles rouges. » Comme homme, je le répète, il est répugnant : — comme roi, c’est l’astre le plus splendide qui ait sillonné le ciel éclatant de l’histoire antique. Ce sauvage né dans les marais de Pella n’était pas Grec, mais il comprit la Grèce, il jura de lui ouvrir le monde, et il mit son énergie barbare au service de cette mission qu’il se donna. Sans elle, il n’eût laissé qu’un long sillon de sang dans l’histoire : grâce à elle, il a laissé dans l’Orient cette trace lumineuse qui l’éclairait encore après plus de mille ans. Avec sa fondation d’Alexandrie, il déplace en quelque sorte l’axe du monde ancien : jusqu’au