sont encore venus le visiter dans son île de verdure ; aussi nous divertissait-il beaucoup par ses grimaces en buvant du cognac, et par son hésitation à mettre entre ses dents un morceau de sucre qu’il prenait sans doute pour une pierre.
Le lendemain, 27 mars, sortis de ce village de très-bonne heure, nous atteignîmes bientôt la petite rivière de Bougoué. Du sommet de la montagne qui domine cette rivière, nous vîmes une dernière fois la mer de la côte ouest, et, descendant dans la vallée où se trouvent la rivière et le village de Méné, nous nous dirigeâmes enfin directement sur Kanala. Nous découvrîmes le soir le village d’Ourou situé sur un plateau, au pied d’une très-haute et abrupte montagne ; nous la gravîmes, malgré les instances du chef d’Ourou qui voulait nous retenir, et nous campâmes au pied du versant opposé au bord d’un frais ruisseau.
Le seul incident de cette nuit fut qu’un de nos compagnons, en proie aux moustiques jusqu’à en avoir la fièvre, crut, dans son délire, voir s’avancer sur nous une troupe de Kanaks ; il cria : « Qui vive ! » arma son fusil et son revolver, et allait faire feu sur quelques troncs de niaoulis, noircis par le dernier incendie des herbes de la vallée, lorsqu’il se réveilla et reconnut son erreur.
Le lendemain, après deux ou trois heures de marche, nous aperçûmes la magnifique cascade de Gao-Quoindi, qui doit avoir plus de cent mètres de hauteur ; nous ne pûmes malheureusement la voir que de loin ; nous avions traversé le village de Quoindi, le soleil était ardent, la fatigue s’appesantissait sur nous, et nous sentions quelque découragement de ne pas encore voir la mer de l’Est. Kanala est placé de façon que, lorsqu’on aperçoit sa baie, on n’en est plus éloigné que de deux heures environ. Nous ignorions cette circonstance ; de plus, un de nous fut saisi d’une telle douleur au genou qu’il lui fut impossible de continuer la marche. Nous voulûmes le faire porter sur une civière par les Kanaks ; ils s’y refusèrent. Nous leur fîmes alors entendre que le malade était un grand guerrier qui, à la guerre, avait reçu une balle dans la jambe ; la ruse eut un plein succès et l’on se disputa dès lors l’honneur de porter un brave. Enfin, gravissant notre dernière montagne, nous découvrîmes les immenses plaines de Kanala et de Nakéty ; nous étions près du poste, qu’une décharge générale de nos armes avertit de notre arrivée. Son commandant, le capitaine Garcin, vint lui-même au-devant de nous et nous accueillit de la façon la plus cordiale. Bientôt un repas à l’européenne, présidé avec la plus grande amabilité par madame Garcin, nous fit oublier nos fatigues.
Kanala est située au fond d’une baie découpée et profonde, qui offre un abri sur aux navigateurs. Sa large vallée est environnée de toutes parts de hautes montagnes descendant en pentes assez douces jusqu’à la mer. Parfaitement arrosé, le sol est d’une fertilité des plus remarquables ; des forêts de cocotiers s’y montrent de toutes parts ; tout y fait espérer un avenir prospère pour les colons. Chacun de nous admira cette heureuse situation. Déjà, du reste, on y trouve des maisons particulières solides, bien construites, que ne renierait pas une grande ville (voy. p. 33).
Les colons établis à Kanala s’y livrent principalement à la culture du riz. Cette céréale doit surtout être plantée par les propriétaires qui, comme la plupart des concessionnaires de Kanala, sont favorisés par l’abondance d’eaux irrigatrices ; une cause qui milite encore en faveur des rizières, c’est qu’il n’est pas ici nécessaire de disposer, comme pour le sucre et le café, de capitaux relativement considérables afin de pouvoir attendre la récolte et ses bénéfices. Le caféier jusqu’à ce jour est assez délaissé à la Nouvelle-Calédonie, quoiqu’il pousse avec vigueur et donne de beaux produits, mais on craint trop pour lui les effets désastreux des ouragans. Dans tous les cas, on ne pourra se hasarder à le cultiver en grand que dans les vallées bien abritées de l’intérieur. Cette graine précieuse sera cependant d’un rapport excellent, une véritable source de fortune pour celui qui pourra bien aménager ses plants, les protéger contre les vents par des plantations d’arbres vivaces, et, enfin, attendre d’abord pendant quatre ou cinq ans que les caféiers produisent une première récolte.
La planche de la page 28 représente un des établissements les mieux tenus de cette partie de l’île.
Ce que nous venons de dire de la plaine de Kanala est également applicable à la vallée de Nakéty, qui en est toute voisine, et qui ne lui est inférieure ni par la richesse de son sol, ni par l’abondance et la beauté de ses bois de construction, déjà exploités avec profit par le gouvernement.
À l’époque de notre passage à Kanala, la récolte des ignames venait de se terminer, et cette circonstance était pour les indigènes du district l’occasion d’un splendide Pilou-Pilou. Kaké et Gélima, chefs de la tribu, crurent de leur devoir de nous inviter à cette fête, et nous ne pûmes nous dispenser d’acquiescer à leurs désirs. À vrai dire, ces deux fonctionnaires, parfaitement francisés, avec pantalons blancs, habits bleu de roi et médailles d’or au bout d’un ruban tricolore, avaient beaucoup plus l’apparence d’officiers de paix que d’anciens cannibales.
Comme toujours la fête devait avoir lieu à une heure assez avancée. M. Marie, chirurgien du poste, voulut bien nous y conduire à dix heures du soir et nous donner, avec une grande bienveillance, tous les renseignements qu’un long séjour en Nouvelle-Calédonie lui avait appris.
Je n’entreprendrai pas de décrire de nouveau un Pilou-Pilou ; je craindrais d’ailleurs d’en avoir déjà fatigué mes lecteurs ; celui-ci cependant avait un cachet particulier. C’était au milieu de l’obscurité d’une nuit sans lune ; l’œil distinguait d’abord une grande masse mouvante, de laquelle s’échappaient tantôt des hurlements, tantôt des chants bizarres pleins d’expressions diverses de tristesse, de joie, de douleur, de colère