quittèrent. Le premier allait chercher des troupes qu’il devait débarquer dans la baie Chasseloup, où il nous donna rendez-vous pour le 1er septembre.
Conformément à nos instructions, après le départ du gouverneur, nous nous dirigeâmes vers le sud entre les récifs et la côte. La grande quantité d’écueils qui nous entourait exigeait une extrême prudence et nous n’avancions que très-lentement et relevant tous les pâtés de corail. Nous avions à bord l’un des trois hommes qui, échappés aux Kanaks, étaient arrivés, comme je l’ai dit, sur le bateau pillé la Reine-des-Îles et nous avaient mis au fait des événements. Cet homme, nommé Peterson, était Suédois et nous rendit pendant tout le temps de la campagne bien des services, soit par sa connaissance du langage des Kanaks, soit comme pilote.
C’était un de ces hommes comme les romanciers se plaisent à en décrire, simple de mœurs et de langage, quoique d’une conception rapide au moment du péril qui le laissait toujours calme ; heureux dans la solitude et dans cette vie pleine de dangers, il imposait le respect aux naturels par sa force, son adresse et son intrépidité. Depuis plusieurs années il vivait au milieu de ces tribus farouches, ne dormant que le revolver à la main et le fusil chargé auprès de lui. Il avait assisté à bien des scènes dramatiques qu’il racontait quelquefois ; son récit faisait frissonner jusqu’aux vieux matelots.
Ainsi que je l’ai dit, le gouverneur de la colonie sur la demande de M. Banaré avait envoyé depuis peu à cet officier un petit bateau-pilote, le Secret, qui devait faciliter ses travaux, dans des parages où une plus forte embarcation ne pouvait aller partout, et où il eût été imprudent de s’engager pour plusieurs jours avec les chaloupes non pontées de la Fine. — Le Secret marchait devant nous pour reconnaître les récifs.
Le 23 août, veille de la Saint-Barthélemy, vers le
soir, nous arrivions à la hauteur des plateaux de Paquièpe,
c’est-à-dire dans le voisinage du lieu où l’équipage
de la Reine-des-Îles avait été massacré. À cause
de l’heure avancée il était imprudent d’essayer de reconnaître
l’étroit canal formé par ce plateau et un récif
La baie de Chasseloup, vue du sommet Pouani. — D’après un croquis communiqué par M. Banaré, lieutenant de vaisseau, commandant la Fine.
isolé situé auprès, passage qui n’a pas plus de six cents
mètres de longueur et qui allait être franchi par un
navire de guerre pour la première fois depuis le voyage
du Duroc[1] en 1855. Nous jetâmes l’ancre à l’abri
du plateau de Paquièpe[2]. Pendant ce temps le Secret
mouillait, mais à deux milles et demi de nous environ ;
nous fîmes peu attention à ce fait, il était dans
les habitudes du patron du cotre qui, par je ne sais
quelle raison, nous rejoignait rarement et seulement
lorsqu’il en recevait un ordre formel du commandant
de la Fine. Le lendemain 24 août, nous appareillâmes
au point du jour avec une légère brise du nord-est
venant de la terre ; cette brise faiblit de plus en
plus et finit par nous manquer complétement au milieu
du canal, dans sa partie la plus resserrée, et
au moment même où nous étions drossés par le courant.
M. Banaré était sur le point de mouiller, lorsque,
au loin sur la mer calme, du côté du large,
on vit des rides se former ; la brise arrivait en effet,
de l’ouest, et nous aida à sortir de ce mauvais pas
pour reprendre la route de la baie Chasseloup, où
M. Banaré, suivant ses instructions, devait commencer
une enquête sur la catastrophe de la Reine-des-Îles
et étudier les chenaux par lesquels les navires de
guerre, attendus de Nouméa, pourraient pénétrer dans
la baie sous notre pilotage.
Le Secret avait appareillé en même temps que nous ; il était resté le long de terre où il ne sentait pas aussi bien que nous l’influence de la brise ; aussi fut-il très-long à arriver jusqu’au plateau de Paquièpe, et lorsqu’il y fut, voyant la mer haute, il crut pouvoir, à cause de son faible tirant d’eau, le franchir sans le contourner, et par ce moyen gagner du temps et nous rejoindre ; malheureusement il se trompait dans ses prévisions et bientôt nous le vîmes amener rapidement ses voiles ; il était échoué ! Quant à nous, poussés par une forte brise, il ne nous était guère possible de
- ↑ Frégate à vapeur qui, peu après, en revenant en France, se perdit sur l’îlot Melish entre la Nouvelle-Calédonie et le détroit de Torres et dont le naufrage excita en France un intérêt dû tout à la fois à l’héroïque fermeté de son commandant, à la présence de sa jeune femme et de leur petite fille, et à l’admirable discipline de tout l’équipage.
- ↑ Voyez la carte, page 35, et le croquis ci-joint, que je dois, l’un et l’autre, à l’obligeance de M. Banaré.