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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/50

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VOYAGE DANS LA NOUVELLE-CALÉDONIE,


PAR M. JULES GARNIER, INGÉNIEUR CIVIL DES MINES[1].


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIX


Expéditions contre les cannibales de la baie Chasseloup et de la vallée de la Ti-houaka.

Suivant les instructions du gouverneur, le détachement du capitaine Billès, venant de Houagap sur la côte N. E. de l’île, avait opéré sa jonction avec la deuxième colonne expéditionnaire venue de Nouméa sur le Fulton, au village de Koné. M. Mathieu, chef de l’état-major du gouverneur, dirigeait lui-même cette dernière troupe et m’avait proposé de l’accompagner. J’avais accepté avec empressement, heureux de saisir une occasion qui me permettait de faire connaissance avec la nature géologique de ces districts encore inexplorés. Notre colonne se composait d’une cinquantaine d’hommes environ et de trois ou quatre cents auxiliaires des tribus du littoral, ralliées à nous en haine de Gondou qui opprimait tous ses voisins. Le commandement de ce goum indiscipliné me fut confié. Je me serais volontiers passé de cet honneur, mais j’aurais eu mauvaise grâce à le décliner, du moment que l’on faisait appel à mon dévouement et que l’on paraissait compter sur mes connaissances spéciales des mœurs, des habitudes et du dialecte de ces indigènes pour tirer le meilleur parti possible de leur concours, soit comme soldats, soit comme guides et surtout comme porteurs de nos vivres et de nos bagages. Dans ces pays couverts de broussailles que chauffe un soleil ardent, le soldat européen a déjà assez de peine à se mouvoir avec ses armes seules.

En montant à bord de la Fine pour venir dans ces parages, je m’étais promis de suivre l’expédition comme géologue et non comme acteur. Il n’était ni de mon goût ni de mon métier de prendre part à la lutte ; pourtant le massacre de nos pauvres compagnons du Secret avait un peu changé mes sentiments d’indulgence à l’égard de ces populations sauvages.

La colonne de M. Billès une fois réunie à celle de M. le capitaine d’état-major, nous restâmes deux jours dans ces parages, détruisant les cases et les plantations de nos ennemis qui, du haut des sommets, nous envoyaient des grêles de pierres.

Le chef Gondou avait une de ses résidences principales au village de Toono ; nos guides nous y conduisirent et nous nous trouvâmes en présence d’un véritable monument ; je n’en avais encore jamais vu de semblable chez aucune des tribus que j’avais visitées ; Ce palais indiquait un certain degré artistique. C’était une case immense et entourée d’une palissade composée d’énormes troncs d’arbres juxtaposés ; chacun de ces géants des forêts était sculpté de façon à représenter plus ou moins bien des corps d’hommes gigantesques, tous dans des positions bizarres et différentes ; ces statues étaient colorées en rouge au moyen de sanguine, leurs têtes étaient couronnées d’une immense sphère de minces lianes tressées qui représentaient assez bien la laineuse chevelure des Kanaks. Cette maison était placée dans un bas-fond, et lorsque nous l’aperçûmes du sommet voisin nous nous arrêtâmes un instant, prenant ces statues pour une troupe de géants. Un fossé profond circulait devant cette barrière. Dans son enceinte étaient de grandes perches plantées en terre, au sommet desquelles grimaçaient de nombreuses têtes de mort.

Les Kanaks fuyaient rapidement devant nous, lorsque tout à coup nous aperçûmes sept hommes au sommet d’une colline agitant un tapa blanc, ou étoffe indigène en écorce ; quelques soldats turent envoyés au-devant d’eux et bientôt après sept guerriers de Gondou se trouvèrent en face du commandant de la colonne. Malgré leurs efforts pour conserver leur calme, la vive émotion qu’ils éprouvaient en se trouvant au milieu de notre nombreuse troupe blanchissait leurs lèvres et une sueur abondante coulait de leurs fronts ; ces étranges parlementaires déposèrent d’abord leurs haches et leurs zagaies au pied du commandant et attendirent. Malheureusement nous n’avions pour interprètes que des ennemis mêmes de ces montagnards, et je ne sais si leurs paroles nous furent traduites bien fidèlement ; j’ignorais complétement leur dialecte, et eux-mêmes, n’ayant jamais fréquenté les Européens, ne connaissaient pas un seul mot du langage de la côte. Quoi qu’il en soit, le résultat fut que le commandant garda en otage six de ces parlementaires ; quant au septième, il lui fit donner l’ordre par l’interprète d’aller trouver les autres guerriers de sa tribu et de leur dire qu’ils eussent à livrer leur chef Gondou au gouverneur : « À ce prix seulement les soldats qui ont détruit Gaté et le village de Koné accorderont trêve et merci aux Kanaks des vallées de Koné. »

En apprenant que six d’entre eux demeuraient prisonniers et que le septième était chargé d’un pareil message, ces hommes se regardèrent un instant pour savoir quel serait celui qui s’en irait le transmettre à leur chef. L’hésitation ne fut pas longue. Ils se concertèrent à voix basse pendant quelques secondes et

  1. Suite et fin. — Voy. t. XVI, p. 155, 161, 177, 193 ; t. XXVIII, p. 1, 17 et 33.