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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/52

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assaillants, qui reculèrent bientôt devant l’attaque impétueuse de nos hommes, tous animés du désir de venger leurs compatriotes.

Le Kanak lutte contre nous avec une telle sagacité et une telle habileté qu’à moins d’être surpris par nos armes, il n’y a presque jamais de victimes dans ses rangs. Ainsi pendant le cours de ces différentes expéditions qui durèrent cinquante jours et dont je pus suivre toutes les péripéties, je suis persuadé que nos balles ne firent pas vingt victimes. Ce fait si extraordinaire à priori s’explique très-facilement et voici comment :

Le Néo-Calédonien connaît la longue portée de nos armes et il se maintient toujours à une distance de cinq cents mètres au moins de nos carabines, et encore a-t-il soin de mettre entre elles et lui un arbre, une roche, un abri quelconque ; par bravade il se montre subitement et danse en hurlant et en injuriant son ennemi ; mais que le canon d’une seule carabine s’abaisse dans sa direction, ses yeux perçants s’en aperçoivent de suite ; que le coup retentisse, il voit la lumière produite, et d’un bond il est derrière son abri, d’où il entend bientôt le sifflement de la balle qui passe inoffensive près de lui, ne traversant que l’air ou labourant le sol. — Ces mouvements sont si rapides que j’ai vu cent fois, au moment où la lumière de la carabine jaillissait, le Kanak disparaître bien avant que la balle fût parvenue jusqu’à lui, où elle nous signalait du reste son arrivée en brisant une branche ou en soulevant la poussière.


Le petit captif de Pamalé. — Dessin de Loudet d’après une photographie de M. E. de Greslan.

Les faits se passaient ainsi pendant que nous poursuivions les habitants de Pouanloïtche, et nos soldats, altérés de vengeance, étaient furieux de leurs insuccès. Nous brûlâmes cependant nombre de petits villages, tous abandonnés, et sur le soir nous reprîmes le chemin du camp, suivis à notre tour, mais à distance, par les hordes de nos ennemis qui profitaient de tous les accidents de terrain pour nous envoyer leurs projectiles et nous étourdissaient de leurs clameurs et de leurs imprécations. J’avais pour arme une carabine rayée, petite, légère, précise, arme de choix de la manufacture impériale de Saint-Étienne ; je ne m’en étais pas encore servi. Remarquant la taille exiguë de mon arme, dont je paraissais dédaigner de faire usage, nos alliés kanaks finirent par la regarder avec un certain mépris, surtout l’intrépide Ti, qui était devenu mon ami depuis que j’en avais fait mon chef d’état-major à la dernière affaire. Il me parut nécessaire de leur prouver que cette arme n’était pas un joujou. Je communiquai mon projet à M. Tagnard, chirurgien de l’expédition, qui nous suivait en philosophe, ne cessant de rouler et de fumer des cigarettes. Mon plan était bien simple ; nous étions dans un lieu découvert, mais traversé par un ravin. Ti, le docteur et moi, nous nous couchâmes dans un repli du terrain, nous laissâmes passer toute la colonne et nous attendîmes le cœur agité d’une certaine émotion, car les hurlements se rapprochaient de plus en plus. Ti, à travers une éclaircie, surveillait tous les mouvements de nos ennemis ; enfin il me fit signe que c’était le moment. Je me soulevai ; un groupe de cannibales se trouvait à environ deux cents mètres de moi, bondissant et hurlant. J’ajustai rapidement celui qui était en tête et fis feu. Frappé à l’épaule, il roula sur le sol. Les autres, surpris, disparurent, et leur premier mouvement de stupéfaction n’était pas encore passé que nous avions rejoint nos compagnons. À partir de ce moment, les Kanaks eurent plus de respect pour le « pikinini muskit » (petit fusil), et, à chaque occasion nouvelle où ils voyaient l’inutilité des balles de nos soldats, ils m’engageaient à faire feu moi-même. Mais, à leur grand étonnement, je refusais toujours. La chute de celui que j’avais frappé avait éteint en moi toute soif de vengeance.