Les versants des vallées où coulent les torrents qui se rejoignent dans cet endroit sont des amoncellements de rochers, au milieu desquels se développe une splendide végétation. Les noyers (djewis), qui à cause de leur abondance donnent leur nom au pays, poussent avec les aunes sur les rives du torrent ; au-dessus, les chênes, les hêtres et les abiès confondent leurs cimes ; plus haut encore, on aperçoit de verdoyantes prairies alpestres, ou des lignes de neige lorsque l’hiver vient de finir.
Je m’installai, tant bien que mal, à Djewilisk, dans une bicoque construite lors des travaux de la route. Malheureusement le mauvais temps revint, et me parut menacer d’être d’une telle durée, qu’après une semaine je décidai d’abandonner la place et de retourner à Trébizonde. J’étais d’autant plus poussé à cette résolution, que j’avais été pris par les fièvres et que mon domestique était malade d’une pleurésie.
Toutefois je regrettai vivement
le temps perdu,
car déjà les oiseaux chantaient
dans les bois ; les
cyclamens, les scylles et
les violettes étaient en
fleur ; les faux pistachiers
et beaucoup d’arbres fruitiers
ouvraient leurs bourgeons.
Pendant les rares
instants où la pluie et le
vent m’avaient permis de
mettre le pied au dehors
du logis, j’avais fait une
récolte très-intéressante de
plantes et d’animaux.
De retour a Trébizonde, et en attendant une température plus clémente, je fis quelques promenades et des chasses dans les ravins qui entourent la ville fortifiée.
Je visitai aussi Sainte-Sophie, ancienne église byzantine, transformée en mosquée, à une demi-heure de la ville du côté ouest, sur le bord de la mer. Pour se rendre à cette église, on passe par le Kabak-Meïdan, où les musulmans vont se récréer aux jours de fête.
Sur les prairies qui s’étendent autour des tombes et des turbés d’un cimetière abandonné, les cavaliers luttent de vitesse et lancent le djérid.
Aux jours du baïram, des jeux publics y sont installés et attirent de nombreux cafedjis, des marchands de loukoums et de salep. Je remarquai là pour la première fois des Persans débitants de thé. Pour quelques paras, on a une tasse de cette boisson qui, préparée par eux et mêlée d’aromates divers, est vraiment un breuvage délicieux.
Le temps s’étant enfin remis au beau dans les premiers
jours de mai, je quittai de nouveau Trébizonde,
le 12 de ce mois, pour aller à Karatchoukour,
petit village situé sur le
Charschüt-tchaï ou Charchout-sou[1],
rivière qui descend
du plateau de Balochor,
pour se jeter dans la
mer à Tripoli ou Tireboli ;
c’est pourquoi on lui donne
aussi le nom de Tribola-sou ;
elle suit une direction
nord-est.
Un loupeur (on désigne ainsi les gens qui recherchent et exploitent les loupes ou excroissances naturelles du noyer vulgaire, précieuse matière pour l’ébénisterie), un loupeur, dis-je, m’avait certifié que je trouverais là des forêts immenses, des plateaux couverts de belles prairies et de fleurs. Selon lui le gibier de toute sorte y abondait, et surtout les ours et les chamois ; c’était plus qu’il ne fallait pour séduire un voyageur naturaliste.
Je me mis donc en route en compagnie de quatre loupeurs. J’avais envoyé devant moi deux chevaux qui portaient mon domestique et mes bagages, composés d’une tente, d’un lit de campement, et de quelques ustensiles, tant pour les préparations culinaires que pour celles de tout ce qu’on peut vouloir conserver par amour de la zoologie, de l’entomologie et de la botanique. Cette fois, je m’étais passé de la protection de Hussein-Aga, qui du matin au soir, à ma précédente excursion, n’avait fait que boire mon café et fumer mon tabac, ne s’inquiétant de ma personne et de mes chevaux que pour m’engager froidement à ne pas m’éloigner de notre campement et à ne faire aucune excur-
- ↑ Dère, tchaï et sou sont à peu près synonymes en turc pour désigner un fleuve, un torrent ou une rivière.