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essayâmes de les rejoindre, ce qui ne fut pas facile. Pendant cinq cents mètres, nous suivîmes, au risque de nous rompre le cou, la crête de la montagne, nous aidant des mains et les pieds, et n’ayant souvent pour nous soutenir au-dessus des précipices qu’une saillie de rochers large de quelques doigts. Enfin nous atteignîmes un petit plateau; mais à peine y étions-nous arrivés que, malgré les précautions infinies que nous avions prises, les égagres nous ayant éventés, levèrent la tête et, le nez au vent, s’enfuirent avec rapidité. J’eus le regret de les voir disparaître en un instant dans un ravin profond.

Je regardai alors Youssouf, m’attendant à lui trouver un air aussi désolé que le mien. Il n’en était rien; son visage rayonnait de joie. Le ravin escarpé dont les égagres avaient pris le chemin n’avait que trois issues possibles. En hâte, et observant le plus grand silence, le chasseur me conduisit sur un rocher élevé qui dominait deux de ces issues, et, par un long détour, il gagna la troisième.

Après une heure d’attente, j’entendis un coup de feu. Youssouf venait de tirer à plus de trois cents mètres au-dessous de moi; bientôt je vis apparaître trois des égagres, qui malheureusement prirent pour gravir les hauteurs l’issue la plus éloignée du point que j’occupais. A deux cent cinquante mètres environ, je leur envoyai coup sur coup quatre balles de ma carabine Remington sans lus toucher; je vis mes projectiles faire sauter des éclats de rochers autour de ces animaux. L’un d’eux termina son ascension ; mais les autres, effrayés par la fusillade, retournèrent dans le ravin et passèrent à vingt pas de Youssouf, qui venait de recharger son arme.

Une nouvelle détonation m’apprit qu’il les avait aperçus. Je redescendis rapidement dans le ravin, et ma joie fut grande de voir le vieux chasseur assis sur un rocher, ayant à ses pieds un bouc et une chèvre dont je fis immédiatement un croquis.

La chèvre sauvage (Capra œgagrus) est un animal répandu sur une grande partie de l’ancien continent; on la trouve surtout dans les montagnes de la Crète et de l’Anatolie, en Arménie, en Perse, dans l’Asie centrale et sur les chaînes est et sud du Caucase. C’est toujours dans le voisinage des neiges éternelles qu’elle habite. Les vieux mâles ont un mètre de hauteur au garrot; leurs cornes atteignent quelquefois plus que cette longueur; celles des femelles sont beaucoup plus petites. La couleur générale de ces animaux varie du fauve clair au brun; le ventre, la poitrine, le cou, les parties internes des jambes sont blanchâtres. La ligne médiane du dos, le front, le menton, le devant des jambes sont noirâtres ainsi que la barbe, qui est longue et fournie chez les adultes des deux sexes.

Les chèvres sauvages vivent en petits troupeaux sur les montagnes escarpées et sont d’un bord très-difficile. Vers le soir, elles descendent dans les vallées et les ravins couverts de taillis et de forêts. Le matin, avant le jour, elles regagnent les hauteurs, où elles paissent et ruminent pendant la journée.

La chasse des égagres est du reste très-fatigante et périlleuse. Le chasseur est obligé de les suivre dans des endroits où le moindre faux pas peut donner la mort. L’agilité, la ruse, la finesse de la vue, de l’ouïe et de l’odorat de ces animaux sont extrêmes. La crainte les tient continuellement en éveil; à la moindre cause d’effroi, le vieux mâle qui dirige ordinairement le troupeau fait entendre un sifflement strident, et à ce signal tous disparaissent. Au printemps, la femelle met bas un ou deux petits, qui à peine nés courent et gambadent autour de leur mère.

On trouve quelquefois dans l’intestin des vieux égagres des concrétions pierreuses nommées bézoards, auxquelles on attache, dans tout l’Orient, un grand prix, à cause de leurs prétendues vertus merveilleuses. On imagine que les bézoards guérissent d’un grand nombre de maladies et sont l’antidote le plus efficace contre les poisons. Les musulmans les considèrent comme un porte-bonheur: c’est pour eux l’équivalent de nos cordes de pendus.

La chasse aux chèvres terminée, nous primes un peu de repos; puis nous passâmes le reste de la journée à battre les buissons pour en faire déloger un petit ours dont on voyait sur le sol les traces assez fraîches; il nous fut impossible de le découvrir.

Vers le soir, nous étions assis près d’une fontaine, lorsque passèrent six paysans qui, voyant mes armes, et convaincus de leur puissance, s’offrirent à faire une battue avec moi, me demandant de les aider à tuer un ours énorme qui, quelques jours auparavant, leur avait pris une vache. J’accédai de grand cœur à leur désir, et rendez-vous fut pris.

Le lendemain, après un repas composé de laitage et de galettes cuites sous la cendre, nous nous engageâmes dans le sentier du ravin où, sous d’épais buissons de chênes, l’ours avait établi sa demeure. Nous étions vingt chasseurs. Chacun prit sa place ; on me donna la meilleure. Du haut d’un rocher, je devais tirer sur l’animal, qui avait l’habitude de suivre le chemin que je dominais pour gagner un ravin peu éloigné. Pendant plus d’une heure, les rabatteurs et les chiens qui les accompagnaient firent grand bruit dans le taillis. J’attendais impatiemment le moment où, délogeant de son fort, la bête passerait à ma portée, quand tout à coup une vive fusillade se fit entendre à l’extrémité du ravin. L’ours, au lieu de fuir devant la ligne des rabatteurs, l’avait forcée, et continuait sa course, harcelé par les molosses, sans avoir été touché par aucune balle. La chasse était manquée; nous fùmes obligés d’abandonner la partie.

Youssouf et moi nous retournâmes au logis, assez satisfaits après tout d’avoir tué en route quelques grosses perdrix rouges (Perdrix chuckar). Je restai deux jours encore au kaïmackli, puis je repassai par Grumuch-Khané, où je fis mes adieux au vieil Arménien qui m’avait donné l’hospitalité.