Page:Le Tour du monde - 29.djvu/27

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
XXIII
En route. — Double avantage des digues en bois de saule. — Halte dans la vallée. — La gelée au mois de juin. — Le transport du grain par des caravanes d’ânes. — Les écureuils de terre. — Leur chasse. — Leurs mœurs.


Pendant quelque temps, la route qui conduit à Baïbourt suit le torrent, dont les rives sont bordées de vergers. La plus grande partie de ces jardins sont situés sur des parties submersibles pendant les grandes crues, mais ils sont protégés contre l’envahissement des eaux par des digues fort bien faites, en fascines et en pierres, et consolidées par des plantations de saules, qui forment des haies hautes et épaisses, toutes couvertes de fleurs qui répandent au loin une odeur délicieuse.

A la nuit, nous nous arrêtâmes près du courant. Je plantai ma tente au milieu d’une grasse prairie. Vers le matin, nous fûmes rejoints par des muletiers et nous partîmes en caravane.

Pendant la matinée, nous fîmes la rencontre de plus d’un millier d’ânes chargés de froment. Ils venaient d’Erzeroum et allaient à Trébizonde, où des navires attendaient leur chargement.

Je puis évaluer à plusieurs milliers le nombre de bêtes de somme qui nous croisèrent pendant la journée. Un homme suffisait pour conduire une vingtaine d’ânes ; ceux-ci, petits et vigoureux, portaient allègrement leur charge assez lourde. Ils avaient tous les narines fendues, dans leur intérêt, me dit-on, et pour les défendre contre les mouches, communes en Orient, qui ont pour habitude de s’introduire dans le nez des bêtes de somme ; on les en chasse plus facilement après cette triste opération.

Nous étions encore sur les bords du Charschout-sou, lorsque en traversant une prairie, je fus fort surpris de voir fuir devant moi une quantité de petits animaux un peu plus gros que des rats, et qui me paraissaient m’être inconnus. Il me fut d’abord très-difficile de m’en procurer un, tant ils étaient craintifs et lestes à s’enfuir ; de bien loin, quand quelque chose les inquiétait, ils se sauvaient vers leur terrier, ou ils s’arrêtaient hors de la portée des armes. Lorsqu’ils se voyaient en sûreté, ils se levaient droits sur leurs pieds de derrière et poussaient de temps a autre un petit cri très-aigu, semblable au sifflement d’un oiseau.

Avec beaucoup de patience, en me traînant a plat ventre derrière les rochers et les plis de terrain, je parvins à en tuer quelques-uns ; je vis alors que j’avais affaire à des écureuils terrestres (Spermophilus sitillus ?) ; la chair de ces petits animaux, qui remplacent en Arménie les lapins de garenne, est un manger délicieux. A la fin de l’été, ils sont extrêmement gras ; ils se nourrissent d’herbes, de graines et de racines.

En automne, ces écureuils portent des provisions dans leur terrier, où ils passent l’hiver engourdis comme les marmottes.

Lorsqu’on voyage sur les hauts plateaux de l’Arménie et du Kurdistan, on entend continuellement les cris aigus de ces animaux, qui de loin regardent passer les voyageurs ; ils se tiennent si raides et si parfaitement immobiles dans une position perpendiculaire qu’à distance on croit voir des piquets fichés en terre. Un oiseau de proie vient-il à paraître, tous s’enfuient ; pas toujours assez vite cependant : un jour, je tuai un pygargue (Aquila halietus) au moment où cet oiseau venait d’enlever de terre un pauvre écureuil.

Un chien de chasse que j’avais avec moi était devenu très-habile à prendre à la course ces agiles animaux.


XXIV
Ascension du plateau de Balachor. – Une habitation de pasteurs. – Mauvaise nuit. – Singulier concert au réveil. – Prairies et marécages. – Heureuse chasse pour un ornithologiste. – Arrivée à Baïbourt.


Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Mourad-Khan. Quelque temps après, nous entrâmes dans un petit ravin où serpente le Charchout-sou, qui n’est plus là qu’un petit ruisseau. Les grands arbres, les aunes, les chênes, les saules étaient aussi remplacés par des arbustes nains ; bientôt les poiriers et les pommiers sauvages furent les derniers signes de la végétation arborescente.

Nous commençâmes ensuite à gravir des pentes qui nous amenèrent sur un vaste plateau, celui de Balachor. Il est couvert de belles prairies et de champs bien cultivés. Aux terrains arides et aux arbres rabougris avaient succédé de plantureux pâturages où paissaient de nombreux troupeaux de bœufs et de buffles, tandis que sur les mamelons moins productifs les chèvres et les moutons trouvaient encore une nourriture abondante.

Vers le soir, nous arrivâmes au village de Balachor, élevé de seize cent dix mètres au-dessus du niveau de la mer.

Le mouctard (chef du village) nous logea tant bien que mal dans une grande maison, bâtie en pierre et surmontée d’une terrasse en terre soutenue par un curieux édifice de charpente. A l’intérieur était une immense étable, séparée seulement par une balustrade des parties surélevées qui servaient de chambres d’habitation. Quoique les bestiaux fussent partis déjà depuis longtemps pour les pâturages d’été, il régnait là une insupportable odeur ammoniacale qui faillit me suffoquer.

Il m’eût paru bien préférable de coucher dehors sous une tente ; mais on me fit observer que le froid était trop vif et l’air trop humide sur ce plateau élevé : c’eût été une imprudence.

Le matin, je fus réveillé par un concert assourdissant que donnaient les veaux du village réunis sur la place principale. De toutes les maisons sortaient quelques-uns de ces intéressants animaux ; ils for-