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Bas-Canadiens anglophobes. On fait de temps en temps des réunions de bataillons, d’escadrons et de batteries, mais les mauvaises langues prétendent que le plus clair profit de cette institution est de permettre à la jeunesse dorée du pays d’acquérir une tournure martiale… et un brevet d’officier de milice aux écoles militaires de Québec ou de Kingston. D’ailleurs il est doux de s’entendre saluer par ses concitoyens des titres belliqueux de lieutenant et de capitaine. Quelques opposants intraitables soutiennent même que dans ces réunions militaires il n’y a que le cadre qui change. La troupe se composerait d’un même fonds invariable d’hommes de bonne volonté, désireux apparemment d’épargner à leurs camarades les ennuis des prises d’armes et aussi, dit-on, de participer aux libations qui accompagnent toujours ces petites fêtes de famille.

Je ne me serais jamais permis de reproduire d’aussi méchants propos, si l’un des écrivains les plus spirituels du Bas-Canada, en m’en faisant la confidence, ne m’eût assuré que ces innocentes pratiques n’étaient un mystère pour personne. Je crois même qu’il en a été question au Parlement, « en Parlement, » pour parler comme nos Bas-Canadiens, qui disent de même « en Canada », ce qui, après tout, est plus rationnel que de dire, ainsi que nous le faisons dans une même phrase, « en France » et « au Canada ».

Québec : Hôtel de la Marine. — Dessin de A. Deroy, d’après une pliotographie.

Il fait déjà nuit lorsque nous arrivons près de l’île aux Coudres (les Canadiens continuent à écrire isle, suivant la vieille mode). Le lendemain au point du jour nous nous réveillons en face de Québec.


II

Québec. — Aspect général. — L’université Laval. — La bibliothèque du Parlement. — L’esplanade. — La langue française au Canada. — Une réponse du duc d’Édimbourg. — La presse française à Québec. — La légende du Chien d’or.


Ce n’est pas sous son plus noble aspect que la vieille cité fondée en 1608 par Samuel de Champlain se présente tout d’abord à nos yeux. Dans la position qu’occupe le vapeur, le roc de la citadelle nous en cache la plus grande et la plus belle partie, ne nous laissant apercevoir que les rues, ou plutôt la rue unique qui, s’étendant au pied du rocher, le long du fleuve, continue le quartier le plus essentiellement irlandais, autrement dit le plus malpropre de la ville. Deux points sont particulièrement favorables pour jouir d’une vue splendide de l’ancienne capitale du Canada : la pointe Levis, sur la rive opposée du fleuve, et à quelques kilomètres plus bas, sur le Saint-Laurent, le sommet de l’escarpement situé à gauche de la cascade du Montmorency. De ce dernier endroit surtout, je lui ai trouvé quelque ressemblance avec l’amphithéâtre bien connu sur lequel est bâti Alger. Le scintillement des toits, recouverts en fer étamé, de la ville canadienne remplace l’éclatante blancheur des murailles de la ville africaine. Mais malgré son énorme profondeur, la limpidité de ses eaux et la présence des majestueux navires qui le sillonnent, le Saint-Laurent, brusquement rétréci devant Québec par la saillie du cap Diamant, ne peut nous faire oublier la Méditerranée. Les pics des Laurentides, qui ferment au loin l’horizon, restent bien au-dessous des cimes de l’Atlas et des colosses du Djurjura. Enfin, bien qu’éclairée par cette lumière vive et pénétrante, digne en tout point de l’Espagne et de la Sicile, qui fait la gloire des étés canadiens, la sombre végétation des arbres du Nord ne saurait rivaliser pour la variété et le chatoiement de ses teintes avec les mille essences méridionales qui embellissent les collines du Sahel.

Québec est par excellence la ville française de l’Amérique du Nord. Montréal et la Nouvelle-Orléans renferment un plus grand nombre d’habitants parlant notre langue[1], mais c’est à Québec seulement que l’é-

  1. Population de Québec d’après le recensement de 1871 ; cinquante-neuf mille six cent quatre-vingt-dix-neuf habitants, dont quarante mille huit cent quatre-vingt-dix Français. Montréal renfermait, à la même époque, cinquante-six mille huit cent cinquante-six Français sur cent sept mille deux cent cinquante-cinq habitants. On peut estimer la population parlant français de la Nouvelle-Orléans a environ soixante mille âmes.