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dien-Français puisse apprendre dans sa langue maternelle les arts de l’ingénieur, du constructeur maritime du mineur et de l’architecte, toutes professions d’une extrême utilité dans l’Amérique du Nord.

D’autre part, le cultivateur canadien, dès qu’il est parvenu à l’aisance, éprouve la légitime ambition d’assurer au moins à l’un de ses enfants le bénéfice d’une éducation supérieure. Il prend naturellement ce qu’il trouve à sa portée. Les collèges ecclésiastiques regorgent de jeunes gens qui se jettent ensuite sur les deux seules carrières que leur ouvrent les universités de langue française, le droit et la médecine ; et voilà pourquoi la province de Québec compte plus d’avocats qu’il n’en faudrait pour plaider les procès de tous les habitants — ceux-ci fussent-ils vingt fois plus portés à la chicane que les Normands, leurs ancêtres, — et certainement plus de médecins que n’en peut faire vivre un pays où les gens ont conservé la déplorable habitude de ne mourir qu’à quatre-vingt-dix ou cent ans, sans infirmités préalables. Le diplôme, dans ce cas, devient un simple titre à la considération du bon public, et tous ces disciples de Thémis ou d’Esculape se rejettent, faute de mieux, sur la politique.

Je sais qu’un écrivain de grand talent[1], très-sympathique aux Canadiens, leur conseille d’éviter toute imitation anglaise ou américaine, « d’accorder un souci moindre à l’industrie et au commerce, de s’adonner surtout à l’agriculture, moins répulsive au développement intellectuel,… de s’attacher non-seulement à répandre l’instruction, mais à en rehausser le niveau. »

Je ne saurais partager son avis. Il me semble que les Canadiens-Français ont engagé avec leurs voisins anglais une lutte qui, pour être pacifique, n’en est pas moins le « combat pour l’existence » de Darwin. Ils doivent donc avant tout, pour ne point disparaître socialement et politiquement, emprunter les armes de leurs rivaux, devenir les propriétaires des exploitations industrielles, des établissements financiers, des chemins de fer, des mines de leurs pays, comme ils le sont déjà de la plus grande partie du sol : la culture littéraire viendra en son temps. En commençant par ce qui doit être la fin, les Canadiens-Français feraient fausse route, et l’exode de leur population ouvrière vers les États-Unis démontre mieux qu’une longue dissertation combien le manque d’industrie et le dédain des grandes entreprises met en danger leur existence nationale.

Banque de Montréal. — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.

Toutefois, comme nous l’avons dit, il n’y a pas tout à fait péril en la demeure. En face de neuf cent trente mille Canadiens-Français, le recensement de 1871 n’a compté que soixante-neuf mille huit cent vingt-deux Anglais, cent vingt-trois mille Irlandais et quarante-neuf mille Écossais. Quant aux Indiens, le même recensement porte leur nombre à six mille neuf cent quatre-vingt-huit. Le rapport du Bureau des affaires indiennes pour 1873 donne le chiffre de dix mille, en tenant compte de quelques tribus du Bas-Saint-Laurent (les Naskapis) non comprises dans le recensement général.


V

De Québec à Montréal. — Les vapeurs de la compagnie du Richelieu. — Zouaves pontificaux en voyage. — La question du Pacifique. — Le pont Victoria. — Souvenirs du temps passé. — Une cité ambitieuse. — Le parc du Mont-Royal. — Les enfants d’Érin sur la terre étrangère.


Parmi tous ces magnifiques vapeurs de l’Amérique du Nord que leurs étages superposés de cabines et leurs splendides aménagements intérieurs ont fait si justement appeler des palais flottants, il en est bien peu de comparables aux deux bateaux de la « compagnie du Richelieu, » le Québec et le Montréal, qui desservent tour à tour la ligne quotidienne établie durant la belle saison entre les deux cités dont ils portent le nom. C’est sur le Montréal que nous prîmes passage, par un beau jour du mois d’août 1873.

Il y avait à bord joyeuse compagnie et foule bariolée. Le Yankee sec et remuant y coudoyait l’Anglais obèse et flegmatique ; deux religieux oblats, vêtus comme nos prêtres français, conversaient avec un jeune homme à longue redingote que je pris d’abord

  1. Rameau, Acadiens et Canadiens (1858).