Page:Le Tour du monde - 30.djvu/116

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pour un clergyman, presbytérien ; c’était en réalité un membre de leur ordre revenant des États-Unis, où les ministres de toutes croyances portent généralement le même costume mi-sacerdotal et mi-laïque. Dans le salon, quelques jeunes Canadiennes-Françaises, vives et libres d’allures, s’étaient emparées d’un piano ; musique et paroles, la plupart des morceaux de leur répertoire étaient pour nous de vieilles connaissances ; décidément nous étions en Nouvelle-France ! Deux pas plus loin, la scène changeait avec le langage : des « politiciens » en vacances discutaient à grand renfort de jurons anglo-saxons les dernières nouvelles d’Ottawa ou de Washington. En dehors du salon, sur les promenoirs découverts, refuge des fumeurs et des amants du grand air, l’élément bas-canadien était représenté par une vingtaine de jeunes gens portant à la boutonnière de gros nœuds de rubans blancs et jaunes et formant ça et là de petits groupes d’où s’élevaient de joyeux éclats de voix. C’étaient d’anciens zouaves pontificaux, membres d’une association qui réunit les trois ou quatre cents volontaires canadiens partis de 1867 à 1870 pour défendre le pouvoir temporel. Les zouaves de Québec ont invité leurs camarades de Montréal à venir leur faire une visite. Il y a eu réception dans toutes les règles, défilé avec fanfare, cérémonie religieuse et repas copieux. Ce dernier acte de la fête surtout doit avoir été particulièrement soigné, à en juger par la bruyante expansion des voyageurs.

Marché de Bonsecours. — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.

Du reste, jeunes gens ou graves personnages semblaient n’avoir qu’un seul thème de conversation. De quelque groupe qu’on s’approchât, il était impossible de ne pas entendre trois fois par minute le mot de « Pacifique. » Pacific scandal, Pacific slander, affaire du Pacifique, scandale du Pacifique, calomnies du Pacifique ; Français ou Anglais ne parlaient, ne juraient, ne vivaient que par le Pacifique. On eût dit que ce mot avait acquis, par je ne sais quel maléfice, le ton d’exaspérer les tempéraments en apparence les plus digues de se l’appliquer comme qualificatif.

Qu’était-ce donc que cette grosse affaire qui défrayait d’une façon si exclusive les conversations des hôtes du Montréal ? Je n’étais pas resté une semaine à Québec sans en avoir appris quelque chose. Chacun des notables personnages à qui j’avais été présenté m’avait bien et dûment catéchisé sur la question « topique » du moment ; et comme dans le nombre de mes nouvelles connaissances il s’en trouvait de toutes les opinions ayant cours au Canada, j’avais entendu à satiété les différentes cloches, condition indispensable, suivant la sagesse des nations, pour juger impar-