Page:Le Tour du monde - 30.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commerçants des deux nationalités ont leurs maisons de ville entourées de verdure, où ils viennent se reposer le soir, au sortir de la poudreuse atmosphère du bureau. À Montréal comme aux États-Unis, on a le bon goût d’éloigner autant que possible l’habitation de famille du quartier des affaires. L’ouest est plus spécialement anglais, même dans le quartier Saint-Antoine, où habitent encore bon nombre de Franco-Canadiens. À l’extrémité de ce côté de la ville, près du Saint-Laurent, à l’endroit où le canal de Lachine débouche dans le fleuve, le quartier Sainte-Anne, bas, mal entretenu, inondé presque tous les ans par la débâcle, héberge près de dix mille Irlandais sur les dix-neuf mille de Montréal. Là comme toujours, au pauvre Paddy est échu le plus mauvais lot.

Il semble que la communauté de religion, que certaines affinités de race et de souvenirs historiques devraient rapprocher l’Irlandais du Canadien-Français ; il n’en est rien cependant. Hâtons-nous de le dire, la faute n’en est point aux Canadiens. En tous pays Paddy — s’il faut en croire ses détracteurs — est un voisin désagréable, ce qu’on appelle chez nous « un mauvais coucheur. » Il est honni des Yankees dans la Nouvelle-Angleterre, des Allemands dans le Grand-Ouest, des Nègres dans les États du Sud, des Français au Canada, des Anglais et des Écossais partout. Et comment pourrait-il se faire aimer des étrangers, lui qui ne sait pas même vivre en bonne intelligence avec ses propres compatriotes ? Partout où des Irlandais ont planté leurs tentes, on est sûr de voir surgir incontinent des Montaguts et des Capulets au petit pied. « Orange » et « Vert, » ces deux partis qui désolent Érin, se poursuivent aux extrémités du monde d’une haine aussi vivace qu’au lendemain de la bataille de la Boyne. D’ailleurs, Paddy est léger, inconsistant, grand hâbleur autant que beau diseur, peu sûr dans ses amitiés, violent et brutal dans ses intolérantes antipathies, toujours extrême en politique comme en religion, qu’il soit loyaliste outré ou fénian incorrigible, catholique ultramontain ou orangiste fanatique. Il a abandonné, bon gré mal gré, son idiome national pour celui de ces Anglais qu’il affecte de détester, et personne aujourd’hui ne professe à un plus haut degré le culte exclusif de la langue anglo-normande. Aux récalcitrants qui hésitent à jeter leur individualité nationale dans le creuset où fusionnent les éléments disparates du nouveau peuple américain, il dirait volontiers comme le renard de la fable, lui qu’on a depuis longtemps débarrassé de « ce meuble inutile, » le vieux langage celtique si cher aux bardes guerriers de l’antique Hibernie :

« À quoi sert cette queue ? il faut qu’on se la coupe ! »

Lorsqu’une protestation s’élève au Canada, à la Louisiane, à Manitoba, contre l’usage du français dans les parlements et les tribunaux, soyez certain qu’elle émane neuf fois sur dix d’un Irlandais catholique ou protestant, à moins pourtant que ce ne soit d’un Allemand plus ou moins américanisé mais toujours gallophobe.

Mais il y a une autre raison, plus décisive encore, qui seule suffirait à expliquer l’antipathie jalouse des autres nations à l’égard des enfants d’Érin : c’est la soif désordonnée de domination et d’emplois dont semblent possédés ces opprimés de la veille, aussitôt qu’ils ont mis le pied sur le sol du Nouveau-Monde. L’art du « politicien, » cette industrie éminemment américaine, à la fois si lucrative et si décriée, n’a point de secrets pour leurs esprits déliés, souples et remuants. C’est grâce aux politiciens irlandais et à leur action sur les masses ignorantes et crédules de leurs compatriotes, que Tweed, le « boss » de Tarnmany Hall, a pu pendant des années diriger à son gré l’administration de la grande ville de New-York, et alléger la caisse municipale d’une centaine de millions de dollars. Partout, au Canada comme aux États-Unis, vous rencontrez le politicien irlandais, trafiquant des suffrages dont il dispose, et se faisant adjuger par les vainqueurs, en récompense de ses services, les fonctions publiques les plus grasses. Les Anglais ont un vers latin destiné à peindre le caractère de leurs bons frères d’Irlande :

« Unguentem pungit, pungentem Hibernicus ungit[1]. »

Et voilà pourquoi, sur le continent d’Amérique, Paddy, tant qu’il reste lui-même, est mal vu de tous ses voisins, sentiment qu’il rend du reste avec usure.

Aux États-Unis, l’uniformité de l’éducation nationale émousse au bout d’une génération ou deux les angles trop saillants de ce caractère celtique ; mais au Canada, où le système des écoles séparées tend à perpétuer le particularisme, l’Irlandais maintient, au grand détriment de tous, cet esprit turbulent et brouillon, qui a toujours fait le malheur de son île natale. Aussi l’Écossais, avec son caractère parfois cassant, mais toujours droit et loyal, est-il, quoique protestant, infiniment plus sympathique au Canadien-Français que l’Irlandais catholique. On me l’avait dit souvent au Canada ; mais c’était dans les prairies du Nord-Ouest que je devais en trouver les meilleures preuves.


VI

Le dimanche au Canada. — Un sermon politique. — Journalistes, avocats et députés. — Cent francs d’amende pour un coup de poing. — Un meeting d’indignation. — Partie de campagne. — Une particularité du paysage américain. — Vieilles redevances féodales. — Une dîme d’un nouveau genre. — Le sault Saint-Louis. — Les Iroquois de Caughnawaga. — Un hommage à la France. — Origine du village de Lachine. — Le sault du Récollet. — La pêche de l’alose.


Le dimanche à Montréal est un moyen terme, une sorte de compromis entre le « sabbat » puritain de la Nouvelle-Angleterre et le jour de gai délassement que fêtent l’ouvrier et le paysan français. Comme dans la Nouvelle-Angleterre, les trains de chemins de fer

  1. L’Irlandais flatte qui le bat et bat qui le flatte.