Page:Le Tour du monde - 30.djvu/123

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s’arrêtent, le télégraphe ferme ses bureaux, les quartiers protestants prennent des airs de nécropoles ; les « bar rooms » mêmes — tavernes ou buvettes — barricadent hypocritement leur devanture, tandis qu’une porte dérobée s’entre-bâille à la barbe du policeman pour introduire un client dans le cénacle des buveurs à huis clos. Par bonheur la population canadienne française — bien que les usages de ses voisins aient déteint sur les siens — ne se croit pas encore obligée de s’enfermer entre quatre murs dans un tête-à-tête peu récréatif avec Ézéchiel ou Jérémie. Grâce à son influence modératrice, on n’en est pas absolument réduit à l’alternative de rester chez soi ou de vaguer pédestrement par les rues. Les voitures de place, ainsi que les « chars urbains » ou « petits chars » (chemins de fer américains) qui desservent les voies principales continuent leur service, « et tout être créé possédant équipage » peut aller faire le tour de la montagne sans crainte de scandaliser la communauté, ni surtout de payer l’amende à laquelle il n’échapperait point à trente lieues plus au sud.

Le lendemain ou le surlendemain de mon arrivée à Montréal se trouvait être un dimanche. J’entrai dans la cathédrale de Notre-Dame, cet édifice dont les deux tours nous avaient signalé de loin la grande ville, mais dont les voûtes beaucoup trop basses donnent a la nef un aspect mesquin. Un prêtre sulpicien y prêchait en français devant l’élite de la société montréalaise : il aborda successivement les sujets les plus divers, traitant de l’émigration des habitants vers les manufactures américaines, de la loi des écoles votée par la législature du Nouveau-Brunswick dont il critiquait vivement les dispositions, fort contraires, paraît-il, aux intérêts français et catholiques de cette province. Enfin il entama le chapitre de la corruption électorale dans ses rapports avec le salut des âmes. À cet endroit je saisis des allusions transparentes à la grosse question du moment. L’affaire du Pacifique avait envahi l’église elle-même, et j’appris bientôt que les temples presbytériens, méthodistes, épiscopaliens, n’étaient pas plus exempts de cette invasion que la cathédrale catholique. Pour un profane étranger, les paroles qui tombaient en ce temps-là du haut de la chaire pouvaient jusqu’à un certain point faire l’office d’un cours complet, et surtout contradictoire, de politique canadienne.

Un autre jour, on vint me chercher pour me conduire à une séance de la cour de police. L’auditoire peu choisi qui fréquente d’ordinaire l’enceinte consacrée à la répression des ivrognes incorrigibles et des vagabonds vulgaires avait fait place pour cette fois à une foule des mieux composées ; c’était encore le Pacifique qui en était la cause. Le plaignant, un jeune écrivain ministériel de beaucoup de talent, mais d’un zèle parfois intempérant, à qui j’avais été présenté la veille, traînait à la barre de la justice un député de l’opposition au Parlement fédéral. Le susdit député avait pénétré dans le sanctuaire même de la rédaction pour demander des explications à propos d’un article un peu vif, où sa conduite, ses votes et ses discours au sujet de la grande affaire étaient censurés en termes antiparlementaires. Les explications, apparemment, ne lui avaient point semblé satisfaisantes, car séance tenante il s’était adjugé une réparation par les armes contondantes et peu courtoises que la nature a mises au bout des bras de chacun de ses enfants. À Paris, on eût pris le train de Bruxelles et mis flamberge au vent. Au Canada le duel est passé de mode, et notre journaliste se contentait de poursuivre son agresseur sous l’imputation juridique d’ « assaut et batterie. »

La scène m’intéressa beaucoup, tant par les incidents pleins de couleur locale que révélaient les dépositions, que par les singularités de la procédure tout anglaise d’une cause plaidée entièrement en français. Quand je dis entièrement, je vais un peu loin. MM. les avocats passaient à tout instant d’un idiome à l’autre avec une désinvolture parfaite. Les témoins, y compris le plaignant, entraient tour à tour dans une sorte de chaire fermée, — le « witness box » des Anglais, que les Canadiens ont traduit littéralement par « boîte à témoins, » où ils subissaient de la part des avocats des deux parties un feu roulant de questions. Un des plus acharnés questionneurs était un jeune homme à la physionomie maigre et intelligente, au teint bilieux, possesseur d’une chevelure à rendre jaloux Absalon lui-même. Ce n’était rien moins qu’un des membres du cabinet provincial, renommé pour son éloquence et venu tout exprès pour assister son ami le journaliste, une des bonnes plumes de Tolède du parti. À tout propos, dans le cours de leurs interrogatoires et de leurs plaidoiries, les honorables membres du barreau se traitaient réciproquement de « savant avocat, » ce qui ne les empêchait pas de se dire les choses les plus désagréables. Quant à « Son Honneur » le juge, il parlait français avec un violent accent d’outre-Manche et semblait surtout fort gêné d’avoir à présider des débats entre hommes aussi haut placés. Mon nouvel ami D… m’avait confié la veille qu’à ses yeux, et à ceux de beaucoup de ses confrères en journalisme canadien, le premier des écrivains français de l’époque est le fougueux auteur des Odeurs de Paris. Je m’aperçus au ton des articles lus à l’audience que l’étude, trop consciencieuse hélas ! des œuvres du maître, avait communiqué à la polémique de son jeune disciple une verdeur bien faite pour expliquer dans une certaine mesure la colère du député. Pas plus que celle de Québec, la presse de Montréal ne se pique d’un atticisme outré, et si les coups de poings répondent parfois aux coups de plume, c’est que ceux-ci sont trop souvent assenés à la façon des coups de poings.

Après que les avocats, plaidant avec un acharnement digne de leurs confrères et cousins de Normandie, eurent suffisamment embrouillé la question, l’accusé, dont la carrure puissante contrastait avec l’apparence infiniment moins redoutable de son adversaire, débita d’une voix de Stentor un discours