Page:Le Tour du monde - 30.djvu/135

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habituelle, leur est livrée à discrétion ; le pain, cuit dans le chantier même, est excellent ; la soupe de pois, que l’on mange à la fin de chaque journée, est apprêtée avec goût ; le thé dont on arrose les repas est de fort bonne qualité. Ce sont ces mets et ces breuvages qui font les délices gastronomiques des ouvriers et la gloire du cuisinier…

« C’est un pénible travail sans doute que celui d’abattre incessamment les géants de la forêt ; mais il n’offre guère de périls. C’est au printemps, lorsque tous les énormes billots éparpillés sur la plage doivent être jetés à l’eau pour le flottage, que commencent les dangers réels de l’« homme des bois ». Il lui faut alors passer de longues heures à l’eau, franchir des précipices sur d’étroits radeaux, descendre des rapides semés d’écueils, n’échapper à un danger que pour en affronter un plus terrible, éviter la mort cent fois pour la trouver trop souvent dans un abîme.

« Aussi quelle forte et vigoureuse population que celle qui va, pendant l’hiver, peupler les chantiers ! Tels sont les intrépides voyageurs dans la forêt, tels on les retrouve sur les radeaux, lorsqu’il leur faut manier ces lourdes rames qui font mouvoir de véritables masses de bois, courageux en face du danger, joyeux et insouciants après les fatigues de la journée.

« C’est généralement lors de la débâcle, au milieu du mois de mars, que l’on descend le bois flotté sur les affluents de l’Outaouais. Il est divisé en sections que l’on appelle cribs, ayant chacune vingt-quatre pieds de longueur ; soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix ou cent cribs forment un train de bois (cage), qui se compose ordinairement de mille pieds cubes. Chaque crib comprend vingt-trois à trente-six pièces de bois et huit cents à mille pieds cubes.

« Les radeaux évitent la plupart des cascades et des rapides qui interceptent le cours des rivières, en descendant des glissoires construites à grands frais par le gouvernement ; — ce sont d’étroits canaux à forte pente, dont les talus et le fond sont garnis de madriers qui amortissent les chocs et régularisent la vitesse du courant. — Un crib seul peut trouver passage dans ces glissoires, et il faut tous les détacher afin d’en opérer la descente l’un après l’autre. Une fois que la chute a été tournée, les cribs sont de nouveau reliés ensemble et la descente du train de bois continue. Cette opération est très-longue, fait perdre beaucoup de temps et met la patience des voyageurs fort à l’épreuve. Il y a treize stations de glissoires sur la seule rivière des Outaouais.

« Presque tout le bois équarri se rend à Québec, d’où on l’exporte sur les marchés européens et surtout en Angleterre. Douze cents navires, montés par environ quinze ou vingt mille matelots, le transportent ainsi tous les ans de l’autre côté de l’Atlantique. Les billots sont en général destinés aux moulins des Chaudières, ou à ceux qui fonctionnent le long de l’Outaouais et de ses tributaires, où ils sont sciés en planches et en madriers.

« On ne saurait avoir une meilleure idée de l’importance de l’industrie forestière dans cette région, qu’en se transportant aux chutes des Chaudières, l’un des plus beaux pouvoirs d’eau du monde. Voyez ces immenses constructions qui bordent la grande cataracte. Des milliers de mains y sont occupées, de puissantes machines y sont mises en mouvement, et leur cri strident va se perdre au milieu du mugissement de la chute. L’opération ne se ralentit pas un instant durant toute la saison de la navigation. On dirait une immense ruche d’abeilles d’où les frelons sont impitoyablement bannis. L’activité n’est pas moindre la nuit que le jour, et l’infatigable scie mord sans relâche d’énormes troncs, les déchiquète et leur donne toutes les transformations voulues. À la tombée de la nuit, ces bruyants édifices s’illuminent de mille lumières que l’on pourrait confondre avec autant d’étoiles tremblotantes[1]. »

Je n’irai pas, comme M. J. Tasse, jusqu’à poétiser les usines de la Chaudière : j’ai exprimé ailleurs mon sentiment sur leur compte ; mais je veux raconter comment je pus, dès le lendemain de mon arrivée à Ottawa, acquérir une preuve de leur prodigieuse activité.

Il avait fait ce jour-là une chaleur accablante, ce qui ne m’avait point empêché de consacrer sept ou huit heures à la visite de la ville et de ses environs immédiats. Comme de raison, j’avais recueilli une quantité d’atomes poussiéreux plus que suffisante pour nécessiter une ablution générale. L’eau de la rivière était d’une tiédeur engageante. Louer une barque, gagner une plage favorable près de l’embouchure de la Gatineau, ce fut l’affaire d’un instant. À peine entré dans l’onde rafraîchissante, il me sembla que le fond était d’une nature spéciale : ni sable, ni vase, ni galets. Je voulus prendre une poignée de ce sédiment d’un nouveau genre, et ma main ne rapporta qu’un mélange de sciure de bois, de débris d’écorce et d’aubier de toutes sortes d’essences, mélange coloré uniformément en bistre par la décomposition. Trois ou quatre plongeons dans des endroits différents amenèrent le même résultat, d’où je fus forcé de conclure que l’activité dévorante des scieries de la Chaudière avait fini par recouvrir le lit de l’Outaouais d’une couche plus ou moins stratifiée de sciure de bois, formation géologique que les savants n’ont pas tous les jours l’occasion de constater dans leurs sondages. Somme toute, ce fond est suffisamment moelleux pour les pieds des baigneurs, ce qui, en ce moment, était pour moi le point important ; tout au plus pourrait-on l’accuser d’accentuer la teinte brune que les eaux de l’Outaouais partagent avec toutes les rivières du pays, à l’exception du majestueux Saint-Laurent, purifié de toute coloration végétale par la traversée des grands lacs.

Quant à ce que dit notre auteur de la force physique

  1. M. J. Tassé, à qui nous avons emprunté cette description, est l’auteur de plusieurs travaux fort intéressants sur les Canadiens de l’Ouest, le chemin du Pacifique, etc.