wa, et il faut franchir une bonne distance pour couper les bois de construction. Que sera-ce dans dix ans ? dans vingt ou trente ?…
« La science de la sylviculture est ignorée en Canada, et cependant il n’y a pas de pays où l’on soit plus intéressé à en savoir quelque chose… »
Je n’ajouterai rien à ces observations. Puissent les compatriotes de l’auteur en faire leur profit ; sinon ils ne tarderont pas à donner une édition canadienne du meurtre de la poule aux œufs d’or.
VIII
Dans l’œuvre de destruction dont nous venons de constater les affligeants progrès, les deux nationalités qui se disputent le Canada se sont distribué fort inégalement leur part de responsabilité et de profit. Si nos compatriotes fournissent la masse des robustes travailleurs qu’on peut regarder à bon droit comme les exécuteurs de la sentence prononcée par la civilisation moderne contre les antiques forêts du Nouveau-Monde, ce n’est pas, hélas ! dans leurs rangs qu’il faut aller chercher les principaux bénéficiaires du jugement. Capitalistes, commerçants, spéculateurs engagés dans le commerce des bois, tous ceux, en un mot, qu’un Yankee appellerait irrévérencieusement, en son argot, les « big bugs » de ce « business » littéralement : les gros… insectes de l’affaire » — sont en grande majorité Anglais ou Américains. Sic vos non vobis ! Ces puissants personnages sont à peu près ici ce qu’ils sont partout : leur unique originalité tient à l’indomptable énergie, à la hardiesse et à l’esprit d’entreprise qui caractérisent les deux branches de la race dite anglo-saxonne. L’humble lumberman au contraire, « homme des bois » ou bûcheron, « homme de cage » ou « voyageur », constitue certainement l’élément le plus pittoresque, le plus vigoureux de la nation canadienne ; et le « voyageur » est un produit bien authentique de la race canadienne-française. Tout homme d’une autre origine que l’esprit d’aventure a jeté parmi ces braves gens est bientôt obligé d’apprendre leur langage, d’adopter leurs coutumes, et c’est ainsi que dans toute l’Amérique anglaise, du Labrador à Vancouver, le français, tantôt à peu près pur, comme à la Rivière Rouge, tantôt, comme dans les Montagnes Rocheuses et la Colombie, rabaissé jusqu’au jargon chinouk par un mélange de mots empruntés à l’anglais et à toutes les langues indiennes, est devenu la véritable « langue franque » des forêts et des prairies, la base des relations sociales entre sauvages, trappeurs et coureurs des bois.
Le « voyageur » par excellence, nous le retrouverons sur la route du Manitoba, chasseur, canotier, manœuvre au service du gouvernement ou de la Compagnie de la Baie d’Hudson ; mais par extension on donne aussi ce nom au travailleur des forêts de l’outaouais, qui souvent a été ou deviendra un voyageur du Nord-Ouest. C’est d’ailleurs dans la vallée de cette grande rivière que nous pourrons rencontrer les plus complets spécimens de bûcherons. Arrêtons-nous-y donc un instant.
Je l’ai déjà dit : c’est pendant l’hiver, alors que la neige durcie offre aux transports des facilités qu’on demanderait vainement à des routes plus ou moins macadamisées, que se fait en grand l’exploitation des forêts canadiennes. « À la fin de l’automne, dit M. J. Tassé, plus de vingt-cinq mille hommes se dirigent vers les bois, s’enfoncent dans leurs profondeurs, pour ne sortir de leur retraite qu’au printemps.
« Cette véritable armée de travailleurs se disperse dans l’intérieur le plus reculé de cette vaste région. Rien ne les arrête. Ils atteignent maintenant des lieux que l’on croyait inaccessibles. Torrents, précipices, rapides dangereux, rochers abrupts, aucun obstacle ne les effraye. Aussi les retrouve-t-on par bandes jusqu’aux confins des régions boisées, sur les bords lointains du lac Témiscamingue ou des nombreux affluents de l’outaouais…
« Aussitôt que les voyageurs sont rendus sur le théâtre de leurs opérations, ils se construisent une longue habitation formée de poutres grossières, pour s’abriter contre la rigueur de la température. Elle doit pouvoir donner place à quarante ou soixante hommes pendant six à neuf mois. Cette demeure est nécessairement très-froide et la brise y souffle librement. Pour y jeter un peu de chaleur, on établit au milieu la cambuse ou cuisine, et des pièces de bois énormes alimentent sans cesse l’âtre pétillant.
« Le travail préparatoire étant terminé, on organise les hommes en bandes distinctes : ce sont les coupeurs, les scieurs, les équarrisseurs, les charretiers, et enfin le cuisinier, dont le choix doit être fait avec grand soin, car il faut qu’il soit habile, prévenant et pourvu d’une patience à toute épreuve. Lorsque la neige tombe en abondance et que le terrain est ainsi nivelé, on réunit tout le bois abattu sur l’emplacement le plus favorable à l’embarquement. Le transport s’effectue au moyen de solides traîneaux à quatre patins, traînés par des chevaux ou des bœufs.
« Tout travailleur doit quitter le chantier[1] avant le jour, et n’y rentrer qu’à la nuit tombante. Il est rare que la rigueur du froid ou le mauvais temps retienne au logis, même pour un seul jour, ces hommes courageux et durs à la fatigue ; mais il est juste aussi de convenir que, si l’on exige d’eux un labeur très-pénible, on pourvoit sans parcimonie et tous leurs besoins. La viande salée, qui leur sert de nourriture
- ↑ Le chantier ici, c’est le lieu de réunion, le logis même des hommes, et non l’emplacement où l’on travaille comme on l’entend en France. Au Canada, les exploitations de bois prises en général sont de même appelées « les chantiers ».