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bout ». Les colons belges qui tentèrent, il y a deux ou trois ans, de créer de toutes pièces un village agricole dans le comté d’Ottava, en ont fait l’expérience à leurs frais. Habitués aux cultures perfectionnées des Flandres, ils se rebutèrent bientôt devant la pénible besogne qu’exigeait la transformation de leur nouveau domaine. Heureusement qu’il existe une classe d’énergiques pionniers faisant métier de s’installer sur les lots nouvellement ouverts. Ils les défrichent grosso modo, bénéficient des divers produits du défrichement et des deux ou trois premières récoltes, généralement fort abondantes ; puis ils vendent la terre pour aller recommencer plus loin leur fécond labeur avec une nouvelle mise de fonds. Ce sont les squatters.

C’est un spectacle curieux que celui de ces établissements tout primitifs. Le squatter se construit à la hâte une grossière cabane de « logs » ; les troncs non équarris des premiers arbres abattus en forment les quatre murs. Les joints sont remplis de mousse et de terre argileuse ; une porte en planches, une fenêtre ou deux, quelques madriers égalisés à la scie pour le plancher et le plafond, et voilà l’habitation terminée. Dès lors la cognée fonctionne sans relâche. Branches et broussailles sont accumulées au pied des souches trop puissantes pour être extirpées du sol. On met le feu à tous ces amas de combustible, et bientôt, sur toute l’étendue du terrain défriché, il ne reste que des fûts et demi carbonisés de deux ou trois pieds de haut, entourés de cendres qu’on sème dans la terre fraîchement remuée pour en augmenter la fertilité. La première année, la charrue et la herse passent autour de ces débris sans les entamer ; mais sous l’influence successive de la chaleur, du froid et de l’humidité, la décomposition ne tarde pas à avoir raison de la ténacité des racines. Les gros troncs, préalablement coupés, sont réunis en un énorme bûcher, que dévorent également les flammes ; mais leurs cendres, recueillies et lavées, donnent une solution riche en sels de potasse qu’on extrait ensuite par évaporation et dont la vente vient augmenter les faibles ressources du nouveau colon. Souvent il existe sur le lot des bouquets d’érables à sucre, l’arbre national du Canada, qui en a placé la feuille dans son écusson en compagnie de l’industrieux castor. Le squatter les épargne, mais c’est pour en tirer la plus forte rançon possible. Au mois d’avril, aussitôt après les fortes gelées de la fin de l’hiver, il pratique avec sa hache dans l’écorce et l’aubier de chaque arbre une légère entaille à trois ou quatre pieds du sol. La sève sucrée, recueillie sur une goudrelle de bois, tombe goutte à goutte dans une auge placée au-dessous. Les anges pleines, on verse leur contenu dans un grand chaudron suspendu à la crémaillère au-dessus d’un feu clair, alimenté d’éclats de cèdre et de sapin. Quand le liquide est suffisamment évaporé, on le laisse un peu refroidir, puis on le verse dans des moules d’où il sort solidifié en pains d’une belle couleur jaune clair, qui remplacent avantageusement, dans les campagnes du Canada, les sucres de canne et de betterave, beaucoup plus coûteux sans être plus agréables au goût. Chaque érable peut produire au printemps près d’une livre de ce sucre, valant de dix à douze sous la livre.

Quelques années se passent, le lot défriché par le squatter est devenu la propriété d’un immigrant étranger ou d’un cultivateur chassé des vieilles paroisses par l’épuisement du sol et le morcellement toujours croissant des héritages. Peu à peu le travail assidu fait entrer l’aisance au foyer. La cabane de « logs » fait place à une élégante et confortable demeure ; et tel qui fût resté un pauvre hère s’il n’eût pris le parti courageux de s’enfoncer dans la forêt, devient un riche propriétaire. Ainsi se colonise peu à peu cette vallée de l’Outaouais que M. Rameau signalait avec raison, dès 1858, comme le futur boulevard de la nationalité française au Canada. En vain de puissantes sociétés anglaises d’immigration y ont concentré leurs efforts et prodigué leurs capitaux, nos compatriotes gagnent incessamment du terrain, augmentent en proportion beaucoup plus considérable que leurs rivaux, et forcent pacifiquement ceux-ci à leur céder à la longue, avec la prééminence du nombre, l’influence sociale et politique. L’Anglo-Saxon se sent mal à l’aise dans le voisinage de colons étrangers ; il met sa terre en vente et cherche un asile où les french language and customs ne viennent point blesser son oreille et froisser ses sentiments. C’est ainsi que, malgré leur énorme émigration vers les manufactures de la Nouvelle-Angleterre et les prairies de l’Ouest, les Français du Canada reconquièrent pied à pied les territoires dont la fortune des armes semblait avoir irrévocablement dépossédé leur race[1].

Ce sont généralement, comme on peut bien le penser, les hommes les mieux trempés qui se portent de préférence vers les nouveaux districts. Ils semblent avoir laissé l’esprit de routine dans les vieilles paroisses, empruntent plus volontiers à leurs voisins anglais, écossais ou américains les meilleurs procédés d’élevage et de culture, et grâce à leur énergie, le peuple-

  1. Le territoire qui forme aujourd’hui les deux grands comtés d’Ottawa et de Pontiac comptait en 1851 : 6 984 Canadiens-Français sur 22 903 habitants ; — en 1861 16 779 sur 41 882 ; — en 1871 : 24 969 sur 54 439.

    Dans le comté voisin d’Argenteuil, le phénomène de déplacement se manifeste d’une façon remarquable. De 1861 à 1871, la population totale y a légèrement diminué (12 806 en 1871 contre 12 897 en 1861), mais les Canadiens-Français ont passé de 2 781 à 3 902. Il en est de même dans les cantons ou townships de l’Est : Bronie, Compton, Sherbrooke, etc., peuplés à partir de 1782 par des loyalistes américains réfugiés, qui disparaissent peu à peu devant l’élément français. Dans la province de Québec prise en bloc, malgré la rapide croissance de Montréal, la population d’origine non française a diminué de 2 000 individus entre 1861 et 1871, tandis que l’augmentation totale d’un recensement à l’autre s’élève à 80 000.

    Enfin la population française de la province l’Ontario, principalement concentrée dans les comtés de l’Outaouais (à l’exception d’un groupe de 13 000 à 14 000 âmes à l’extrémité méridionale de la péninsule ontarienne, vis-à-vis Détroit), a passé, dans les dix mêmes années, de 33 000 à 75 000 ! et le courant est aujourd’hui accéléré par la rentrée d’un grand nombre de Canadiens des États-Unis que la crise financière ramène dans leur patrie.