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étudier l’élevage des trotteurs renommés que les Américains firent de la province d’Ontario.

Si l’élément français était en infime minorité dans les cabines, il n’en était pas de même dans l’entrepont, ou plus de cent vingt passagers et passagères, Parisiens, Lyonnais, Alsaciens, etc., le représentaient de la façon la plus bruyante. C’étaient des émigrants envoyés à Québec par l’agence canadienne de Paris. Plus d’une fois leur entrain, leur gaieté, leurs danses surtout, scandalisèrent quelques Anglais formalistes. Un jour même que le tapage était à son apogée, nous entendîmes un insulaire murmurer, avec une sorte d’effroi, le mot de « Commune ! » C”était un bien gros mot pour quelques entrechats pacifiques.

Le lendemain de notre départ de Liverpool, nous apercevions les collines d’émeraude de la verte Érin.

Nous entrons dans la baie de Londonderry et le vapeur s’arrête devant le petit bourg de Moville, où nous devons prendre les passagers d’Irlande et les dernières dépêches d’Europe. Il s’agit de mettre à profit ces quelques heures d’arrêt : je descends et terre avec quelques-unes de mes nouvelles connaissances ; et bientôt un cab fort peu confortable nous conduit aux ruines de Greencastle, situées à vingt minutes de Moville, près d’une petite batterie de côte gardée par des artilleurs de l’armée de gracieuse Majesté.

Quelle charmante campagne, mais aussi quel abrégé des misères du peuple irlandais se déroulent devant nous ! De vieilles femmes en haillons, pieds nus, assiègent les voyageurs de leurs sollicitations. Des multitudes d’enfants plus déguenillés encore courent derrière notre voiture, réclamant un penny. Et pourtant quel beau sang dans cette race déshéritée !

Après le départ de Moville, le voyage se continue sans incident jusqu’à l’entrée du détroit de Belle-Isle. Chaque soir, pendant que la portion masculine des passagers déguste l’éternelle tasse de thé ou le verre de whisky, quelques misses chantent, au piano, les airs en vogue à Londres ou à New-York. Quiconque a voyagé sur les dans atlantiques sait que, à moins d’événements extraordinaires, causés la plupart par la mauvaise humeur de Neptune, le programme des distractions brille surtout par son uniformité.

Le 28, nous apercevons entre le navire et les montagnes du Labrador, déjà visibles à l’horizon, de nombreuses taches d’une blancheur éclatante qui grossissent rapidement en se rapprochant, et que nous reconnaissons bientôt pour d’énormes blocs de glace flottante. Une heure plus tard, le vapeur passe à portée de plusieurs de ces blocs, dont la partie émergée atteint parfois la hauteur d’une maison à deux étages. Ce spectacle, par un beau soleil de juillet, est vraiment féérique. J’entends parmi nos émigrants quelques Parisiens enthousiastes s’écrier qu’une telle vue vaut à elle seule le voyage.

Pendant que tous, debout sur le pont, nous contemplons les blancs écueils de glace, les montagnes du Labrador, le phare de Belle-Isle et les côtes de Terre-Neuve, des stries blanchâtres et mobiles, pareilles à des fumerolles légères, se sont formées au-dessus des eaux. Peu à peu elles augmentent de volume et semblent de petits nuages de gaze effleurant légèrement la surface d’un miroir. Pas une vague, pas une ride. Quelques minutes encore, et montagnes et glaçons disparaissent subitement dans un épais brouillard. Ces brumes subites sont le plus grand danger de ces parages. Des navires ainsi surpris ont été brisés comme verre par la rencontre d’un roc de glace. Aussi, pendant toute la journée, nous marchons avec cette sage lenteur qui est la meilleure des précautions.

L’aube du lendemain nous trouve à l’entrée du golfe Saint-Laurent. Nous apercevons au loin, dans l’après-midi, les côtes d’Anticosti, île d’environ 650 000 hectares, encore à peu près inhabitée. Toutes ces côtes cependant, comme celles du Labrador, se peuplent peu à peu, malgré la rigueur du climat et la stérilité du sol[1]. La veille déjà, nous avions aperçu avec nos longues-vues les maisons d’un hameau de pêcheurs. Ce sont des Acadiens, les descendants des proscrits chantés par Longfellow dans Èvangéline, qui viennent des côtes du Nouveau-Brunswick, des îles de la Madeleine et du Prince-Édouard, se fixer sur ces plages désertes, rocheuses, mais où le poisson abonde. Ces Acadiens sont d’intrépides pêcheurs et marins. Pauvres, ignorants, mais énergiques, ils conservent avec amour cette nationalité française pour laquelle ils ont tant souffert au siècle dernier. Ils offrent aussi un exemple prodigieux de fécondité : les cent dix-huit ou cent vingt mille individus de leur race restés Français sont les descendants authentiques de moins de quatre cents familles d’aventuriers et de marins saintongeais, bretons et landais débarqués en Acadie pendant la première partie du dix-septième siècle. Si l’on tient compte des guerres à outrance qu’ils soutinrent contre les Anglais pendant plus d’un siècle, de leur dispersion pendant la guerre de Sept Ans et des pertes que leur inflige annuellement le courroux de la mer, on ne saura trop s’étonner de la prodigieuse vitalité de cette branche lointaine de la famille française.

Le 29 au soir, on voit à l’horizon le cap Rosier, qui est, avec le cap Gaspé, la pointe la plus orientale de la presqu’île située au sud de l’estuaire du Saint-Laurent.

Le lendemain matin, à l’aube, nous sommes en face de Matane. À cet endroit, le fleuve a encore plus de cinquante kilomètres de large. Nous longeons la rive sud, et celle du nord n’apparaît à l’horizon que comme une ligne bleuâtre terminée par la pointe de Monts[2].

  1. Le Labrador bas-canadien, depuis Manicouagan et la pointe de Monts jusqu’au détroit de Belle-Isle, ne renfermait encore en 1871 que trois mille six cent quatre-vingt-dix-neuf habitants dispersés sur une côte de sept cents kilomètres. Au point de vue de la nationalité, on y comptait mille huit cent trente-cinq Français, mille trois cent neuf Indiens, le reste Anglais, Irlandais, Écossais et Jerseyais.
  2. La pointe de Monts, ainsi nommée de M. de Monts, qui vint au Canada en 1608 avec M. de Poutrincourt. M. de Monts était huguenot. La révocation de l’édit de Nantes fit passer ses descendants à l’étranger et le nom de l’explorateur français du Saint-Laurent est aujourd’hui porté par un officier de la marine allemande !