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à la Rivière Rouge avec le premier gouverneur parti d’Ottawa pour administrer les territoires nouvellement annexés à la « Puissance ».

Dans cette expédition, qu’arrêta court l’opposition des métis, Provencher avait payé de sa personne : on lui devait une compensation, il l’obtint, et fut nommé agent d’émigration du Canada en France. Je l’ai déjà dit, il était né pour le boulevard ; aussi s’y naturalisa-t-il avec une surprenante facilité ; il ne me démentira point si j’affirme qu’il a voué un culte fervent au souvenir de son séjour à Paris. Il y a eu des amis en foule et des aventures à souhait.

M. Provencher. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

Tout en sacrifiant au plaisir de la capitale, Provencher a trouvé le temps d’adresser d’excellents rapports à son gouvernement et de participer à la réouverture d’un courant d’émigration française vers le Canada. Je crois qu’il aurait volontiers prolongé son séjour parmi nous ; mais un beau matin il reçut un ordre de départ, accompagné de sa nomination de commissaire des affaires indiennes dans la province de Manitoba. Tomber de Paris à Winnipeg était bien dur : il se résigna pourtant et repassa l’Atlantique, non sans emporter dans ses bagages ce fond de philosophie sans souci qui permet de vivre gaiement n’importe où, comme si tout était vraiment pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. La verve des caricaturistes montréalais s’est quelquefois exercée à ses dépens ; il a fait aussitôt photographier les caricatures et il les distribue à ses amis de préférence à son portrait authentique.

Sans vouloir aucunement flatter mon nouvel hôte, je mentirais si je ne comptais point les quelques semaines qu’il m’a fait passer à Winnipeg parmi les plus amusantes et les mieux remplies de ma vie nomade. Il est vrai qu’il croyait à la vertu apéritive des cocktails et qu’il adorait les calembours, mais nos divergences de vue sur ces deux points importants n’empêchèrent jamais la plus parfaite harmonie de régner entre les hôtes du commissariat des sauvages.

Moins de huit jours après, j’avais fait connaissance avec toute la société canadienne-française de Winnipeg, petit cénacle composé d’officiers du bataillon de miliciens volontaires en garnison au Fort Garry, de fonctionnaires des gouvernements fédéral et provincial et de quelques commerçants venus du Canada. Plusieurs ont amené leur famille, et tout éloignée que soit du monde civilisé la nouvelle capitale, on y peut assister à des réunions plus agréables et plus animées que dans bien des petites villes de nos provinces. Bientôt je fus au courant de tout ce qu’il m’importait d’apprendre sur la politique locale et sur toutes les choses du pays ; je ne tardai pas à devenir un franc Manitobain, et l’écho lointain des nouvelles du vieux monde, qu’apportait deux fois par semaine le « stage » ou diligence venant des États-Unis par Pembina, finissait par m’intéresser beaucoup moins que les vicissitudes de ce minuscule pays, destiné à devenir le berceau d’un grand peuple.

À Québec et à Montréal, on m’avait remis des titres « d’introduction » pour l’un des membres canadiens-français du cabinet provincial, le secrétaire de l’intérieur. Venu de Montréal après l’annexion, M. Royal — encore un ancien journaliste doublé d’un avocat — est à tous égards une individualité fort remarquable. Son habileté reconnue, sa connaissance des usages et des traditions parlementaires de la Grande-Bretagne et du Canada, en ont fait le chef politique incontesté de la population de langue française. Il est l’homme de la période légale, de la lutte pacifique, comme son prédécesseur Louis Riel avait été celui de la résistance à main armée. Parmi les personnes qui me firent également un excellent accueil, je citerai M. Donald Smith, gouverneur de la Compagnie de la baie d’Hudson ; M. A. Girard, l’un des deux représentants de la province au Sénat fédéral ; M. Dubuc, député au Parlement local ; M. Jones, du chemin de fer du Pacifique, etc., etc.

L’archevêque catholique romain de Saint-Boniface, Mgr Taché, frère du ministre de l’agriculture et de l’immigration à Ottawa, ne se trouvait point alors à la Rivière Rouge. Je l’avais vu à Montréal et à Ottawa, où il avait été rétablir une santé ébranlée par vingt et quelques années de missions dans le Nord-Ouest. Ce prélat, dont l’influence est énorme sur toute la population canadienne et métisse française, ainsi que sur une bonne partie des Indiens de son immense diocèse, est un de ces hommes vraiment supérieurs dont la rencontre laisse une impres-