Page:Le Tour du monde - 39.djvu/418

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On traverse Lavoyèze, le pont de Fleurey, Saint-Maurice. Le chemin devient plus accidenté. Tout le monde met pied à terre, et le cheval commence à gravir en zigzag les côtes escarpées, bien que personne ne lui ait appris les lois géométriques de la ligne brisée.

Vers onze heures, notre caravane s’arrête au moulin de Gaudion et pénètre dans la grande salle du rez-de-chaussée. Au fond de cette chambre rustique, un enfant dort dans son berceau, sous l’escalier intérieur à balustrade de chêne, au bruit de l’écluse tombant sur les palettes d’une énorme roue noire qu’on aperçoit devant la fenêtre. L’aïeule est assise, immobile, sous le manteau de la cheminée. Une jolie paysanne entre avec assurance. Pour nous faire honneur, la Bichette, c’est le nom qu’on donne aux jeunes protestantes, a mis son costume de gala, robe de drap au jupon court, au corsage à bavette blanche, et ses cheveux sont emprisonnés sous la bande de velours noir, brodée de paillettes d’argent et d’or, qui rappelle la coiffure de Marie Stuart. Bientôt la table se couvre d’une nappe qui sent une bonne odeur de ferme, sur laquelle s’alignent les assiettes peintes, les couverts d’étain, une énorme miche de pain bis et les bouteilles carrées en verre blanc remplies d’un vin pelure d’oignon où la lumière étincelle comme un feu de topaze. Ceux qui ont voyagé en montagne comprendront la satisfaction avec laquelle est saluée l’entrée d’une soupe aux choux fumante, escortée d’un plat monumental de choucroute au lard, flanqué d’un saucisson et d’un jambon fumés, et suivi d’une truite du Dessoubre, d’une pyramide d’écrevisses, d’une salade de cœurs de laitue à la crème, d’un carré de fromage de Gruyère, de moûss, confiture de petites poires sauvages qu’on appelle des blessons, d’un large rayon de miel et de fraises des bois, rouges comme du sang, dont le parfum monte aux narines. Une tasse de café couronne ce premier repas, arrosé d’un grand verre de kirsch. Les cigares allumés, nous repartons.

Quand on approche de Consolation, à peine un hameau, le paysage prend un caractère si grave, que l’homme le plus ferme se sent pénétré jusqu’à la moelle des os d’un sentiment invincible de tristesse et de désespérance. Il n’y a pas au monde un coin perdu plus calme et plus sévère, une retraite mieux choisie pour la contemplation froide des misères humaines, une solitude plus sauvage et plus imposante. Là, devant ce paysage immobile et sinistre, l’âme la mieux trempée éprouve le sentiment du néant. Le ciel pèse comme un couvercle de plomb, l’horizon se ferme comme une tombe, le ciel s’abaisse, la pensée s’arrête, l’homme est effaré. Et là, chétif et petit, au milieu d’un cirque de pierre, sombre polygone de rochers de mille pieds d’élévation, couronné de frondaisons noires, il se croit à la porte ténébreuse de l’éternité, et il s’éloigne avec la nostalgie de la mort.

En avant s’élève le séminaire de Consolation, vaste bâtiment isolé, aux murailles blanches, froid, silencieux. La base de la montagne forme une série de gigantesques entablements, sur lesquels sont posés des moulins à eau. Mais c’est en vain que la main de l’homme apparaît. Il n’a fait qu’offrir, avec ses constructions, microscopiques, un point de comparaison avec la grandeur écrasante des cimes, où la Beauté de la Nature semble assise sur les genoux de la Terreur.

Au-dessus de ces entablements, au pied même du rocher circulaire qui monte en droite ligne aux nuages dans un sombre encadrement de verdure, le Dessoubre prend sa source. Le flot, pur comme du cristal, sort d’une crypte creusée en forme de tombeau, dont la voûte profonde s’abaisse en se rétrécissant. L’eau coule d’abord dans un étroit canal de briques et se divise ensuite en ruisseaux naturels, dont la chute au bas des rochers à pic alimente les roues des moulins et des scieries. Rien de grand n’a de grands commencements, et les plus nobles fleuves n’ont guère une origine plus illustre que la Source du Dessoubre.

Nous rejoignons la route par le petit sentier escarpé que nous venons de gravir, et la voiture se remet lentement en marche dans les montagnes, roulant au galop sur les plateaux, pour reprendre bientôt ses allures pacifiques à travers les bois de sapins.

Vers cinq heures, on est sur les hauteurs voisines des nuages. Un orage se prépare. Le vent s’est levé, balayant les vapeurs et fouettant une pluie fine et glacée. Il faut avancer plus d’une heure sous les rafales, qui rendent presque inutile le toit formé par les parapluies rassemblés.

On arrive ainsi au sommet du dernier plateau. La voiture suit à fond de train les grandes spirales qui descendent à Morteau, dont on aperçoit les lumières. Elle s’arrête un instant devant la Brasserie, spécimen original des constructions en bois de la montagne, et nous dépose enfin, trempés et canardés, à l’Hôtel de la Guimbarde.

La bonne humeur reparaît sur tous les visages à la vue d’une cuisine vaste et rangée comme un arsenal. Un feu de sapin flambe avec des éclats de pétards dans la cheminée colossale, dont le foyer est élevé par une marche au-dessus du niveau du sol. La fumée monte jusqu’au sommet du toit, en traversant une immense pyramide creuse, où des bandes de lard, des jambons et des saucissons se fument pendus aux crochets de fer couverts de suie. Après s’être séché devant la fournaise, on fait honneur au souper servi dans la salle des voyageurs, et chacun gagne sa chambre pour s’endormir d’un sommeil réparateur.

Le lendemain matin, le déjeuner rassemble la caravane. Le soleil met tout en fête. Après une courte excursion à Grande-Combe, village au pied d’une roche colossale et situé à quelques portées de fusil de Morteau, la voiture reprend la route qui suit le cours du Doubs.