Page:Le Tour du monde - 52.djvu/289

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prouvent les nombreux dolmens qui les couvrent, les nombreux foyers de leurs cavernes, et plus tard les nombreuses traces laissées par l’occupation romaine ?

Autrefois, dit M. Louis de Malafosse, qui a poussé un cri d’alarme au Congrès de Géographie de Toulouse (août 1884), on comptait quatorze châtellenies sur le causse Méjan ; aujourd’hui (1884) c’est à peine si la population du causse atteint le chiffre de 1 500. (En 1876 il y avait 2 000 habitants.) C’est au desséchement du sol causé par les déboisements que M. de Malafosse attribue cette dépopulation. Le sol ne produisant plus rien, la population s’en va.

Laissons de côté ces tristesses et ne voyons que le côté pittoresque. Celui-là est grand ; ce désert, sans arbre, sans eau, est terrible. En 1879 j’avais traversé le causse de Meyrueis à Florac, plus tard je l’avais traversé du Truel à la Malène, et de la Malène à Sainte-Énimie, mais chaque fois par un magnifique soleil ; j’avais été brûlé et enchanté. En 1883, le 2 septembre, le lendemain d’une soirée d’orage, je le franchis de Sainte-Énimie à Hures et à Meyrueis. Le ciel était couvert, des nuages noirs ou d’un blanc froid couraient vers l’est, poussés par le vent, qui soufflait en foudre ; il faisait froid, la terre semblait livide. C’était une scène absolument terrible. C’est un aspect de ce genre qui a été si bien vu par M. Vuillier, mais le crayon n’a pu rendre le sentiment profond d’isolement éprouvé, dans ces conditions, au milieu de ce désert qui, tour à tour, au gré du soleil et des nuages, est un Sahara ou une steppe du nord.

Si vous désirez avoir l’impression grande et simple produite par la vue des causses, allez les voir à la fin de l’été ou en automne ; au printemps, leur léger manteau de verdure vous tromperait : c’est leur beauté du diable, qui ne dure qu’un instant.


Avant de descendre du causse, disons un mot du Mas Saint-Chély, dont les environs sont riches en dolmens, en tumulus, en débris de constructions romaines. C’est près de là, sur la crête de Rivalte, qu’à la suite d’une véritable trombe d’eau, tombée sur le causse le 29 juillet 1874, fut découvert un petit trésor d’objets de bronze admirablement conservés et qui figurent maintenant dans les vitrines du musée de Mende. Les archéologues pourront voir dans la petite église du Mas une cloche portant la date de 1862 ; elle provient de l’antique chapelle de Saint-Côme[1].

Redescendons maintenant à Saints-Énimie : la vue est fort belle sans doute, mais elle n’égale pas en beauté la vue que l’on a du ravin du Bac, dont nous avons parlé plus haut.

Avant de nous embarquer pour la Malène et le Rozier, nous ferons une fort belle excursion en remontant le Tarn en bateau jusqu’à Prades et à Castelbouc.

Le jour où j’avais été par les bords du causse Méjan au Frayssinet de Poujols, j’avais arrêté avec Bernard que nous remonterions le Tarn. En effet, le 12 juillet 1884, je m’embarque avec lui et Paradan, un brave garçon qui plusieurs fois m’a servi de guide sur les deux causses. Saint Jean l’hôtelier m’avait donné sa barque, mais il fallut faire franchir au bateau le barrage de Sainte-Énimie, et, la besogne étant assez rude, nous ne partons qu’à sept heures un quart du matin.

Les barques de pêche sont à fond plat avec un arrière carré et très haut ; l’avant, moins large, est protégé sur les deux faces par une forte bande de fer. Une planche posée sur les deux bords sert de siège ; on m’avait bien promis d’attacher à cette planche un coussin, fût-il bourré de paille, mais il paraît que cette promesse n’a pas encore été réalisée. La navigation se fait à la gaffe, munie d’une sorte de douille de fer, et à la perche ; nulle part on ne se sert de la rame. Souvent à la montée un des bateliers est obligé de se mettre à l’eau et de tirer le bateau soit à la ligne, soit à la chaîne, tandis que l’autre batelier manœuvre avec la gaffe. Cela n’arrive d’ailleurs que lorsqu’il faut franchir les rapides, appelés ici ratch ou rayols ; les plaines d’eau ou planiols sont généralement trop profondes pour que les hommes puissent se mettre à l’eau.

À sept heures quinze minutes nous partons, la matinée est magnifique et nous filons assez vite entre les saules et les peupliers ; des bois, des rochers bordent la rivière et se reflètent sur le miroir de ses belles eaux ; les planiols sont nombreux, et aucun rapide n’interrompt notre marche. Une moitié de la rivière est dans l’ombre, l’autre partie est déjà effleurée par le soleil, et dans ces eaux claires des myriades de poissons s’enfuient de tous côtés. Çà et là une truite file comme une flèche. Voici la grande roche rouge de la Tiaulas qui plonge sous les eaux, puis des nids de verdure ; à droite se montre la grande paroi des Écoutaz qui semble monter jusqu’au fronton du causse Méjan. Fort belle, vue de la route, elle est superbe vue d’ici avec sa ceinture de taillis et son encadrement de grands peupliers et de vernes. Au delà des Écoutaz, les rapides commencent ; à chacun de ces ratch, Bernard se met à l’eau et tire le bateau à la corde. Nous sortons de la partie boisée, et je vois à droite les falaises, les tours, les aiguilles du causse Méjan ; à gauche, les promontoires du causse de Sauveterre masquent la vue ; des talus d’éboulements trop dénudés ne me laissant voir que la muraille du faîte. À neuf heures quarante minutes nous sommes au barrage du moulin de Prades. Bernard attache la barque et obtient du meunier qu’il nous prête son bateau. Nous repartons, traversant une belle plaine d’eau. Devant nous se dresse le château de Prades, dont les murailles, roussies par Le soleil, tranchent sur la couleur grise des roches supérieures. Sur la rive gauche se montrent Castelbouc, son cirque, ses rochers, ses maisons perchées sur le rocher, les ruines de son vieux château ; plusieurs sources grosses ou petites précèdent la grande fontaine ; c’est singulier au possible et charmant. Plus loin est le cirque de Charbonnière ; c’est fort beau, et je crois que l’on ne

  1. Mémoires historiques, etc., p. 66.