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les hommes les moins vigoureux. Ils se sont vite rendu compte de la difficulté de la tâche qui leur est échue. Il faut escalader la montagne, puis la redescendre, et ce soir il faudra recommencer la même opération dans l’autre sens. Ne se sentant pas à la hauteur de la situation, ils ont préféré renoncer au salaire, considérable pour eux, que devait leur rapporter notre excursion en dehors de la ville.

J’ai maintenant deux solides coursiers, qui ne tardent pas à rejoindre le gros de la caravane.

Au détour d’une rue, nous nous arrêtons pour laisser passer deux femmes. La première, une jeune fille, conduit à l’aide d’un bâton une malheureuse créature dont l’aspect est bien ce que j’ai vu de plus horrible. Elle n’a plus de nez, plus d’yeux, plus de lèvres. Sa figure se compose d’une peau percée de trois trous. Ceux des yeux n’existent pas. Celui de la bouche, parfaitement rond et de la grosseur d’une noisette, est au-dessous, naturellement, de ceux des narines, de la grosseur d’un pois. Cette infortunée est évidemment tombée la figure dans le feu.

Mais ce lugubre spectacle est bientôt remplacé par d’autres plus attrayants. Sur les toits flottent des drapeaux, aux formes et aux couleurs les plus bizarres et les plus inattendues. Ici, c’est un oiseau aux ailes déployées ; plus loin, un serpent, un dragon, un poisson énorme, de plusieurs mètres de long. Le vent s’engouffre dans sa large gueule ouverte et, lui traversant tout le corps, le maintient gonflé dans toute sa longueur, dans une position horizontale. Ses ondulations gracieuses le font ressembler à un animal vivant.

Il fait chaud, et peu à peu les coulis qui nous traînent ont modifié leur costume. Dans les villes, ils sont aujourd’hui tenus à une certaine décence, et par les plus grandes chaleurs ils portent une sorte de veste en toile très légère. Mais dès qu’ils sont dans la campagne, ils s’empressent de se mettre le torse à nu. Heureux quand ils bornent là le déshabillé de leur costume, car souvent on en rencontre dont tout le vêtement consiste en une paire de sandales en paille tressée et une bande de toile roulée en corde qui a jusqu’à présent suffi à la décence japonaise.

Il est vrai que, pour atténuer leur nudité, ils ont eu, jusqu’à ces dernières années, recours au tatouage. J’ai vu des gens couverts de dessins multicolores au point de ne laisser à aucune partie de leur corps, en dehors de la figure, la couleur naturelle de la peau.

Se faire tatouer était même devenu très à la mode parmi les Européens, il y a quelques années, dans l’empire du Soleil Levant. Il avait suffi pour cela de l’exemple d’un prince européen de sang royal, qui, à ce que l’on raconte, de retour d’un voyage au Japon, portait sur son corps toute une chasse au renard. Seigneurs et valets à cheval, armés de flèches et de lances, sont à la suite des chiens. On Les voit traverser montagnes, torrents, plaines, forêts ! Mais, heureusement pour maître renard, un refuge s’offre à ses yeux ; il y pénètre. Plus de la moitié de son corps a disparu dans l’asile qu’il a trouvé : il était temps, car les chiens ne sont qu’à quelques pas.

Je n’ai pas été appelé, je dois l’avouer, à contempler ce chef-d’œuvre, mais, faisant un jour une pleine eau avec un officier de la suite de ce prince, quelle ne fut pas ma surprise de le voir transformé en aquarium ! Tous les poissons de la création semblaient s’être donné rendez-vous sur son corps. Il y en avait de toutes les couleurs qui se jouaient au milieu des plantes aquatiques les plus diverses,

La route est ravissante : partout de la verdure, des fleurs, de l’eau qui murmure sous le feuillage et finit par former un ruisseau qui alimente plusieurs moulins successifs, tous placés dans des sites pittoresques. Nous traversons un bois de bambous. Ce sont des bambous comestibles : on en mange les jeunes pousses, mets aussi apprécié des Japonais que des Chinois. Ces bambous, hauts d’une dizaine de mètres, forment, avec leurs têtes entrelacées qui se rejoignent des deux côtés de la route, un long tunnel de verdure.

Maintenant nous descendons la montagne : un cortège vient en sens inverse. Nous distinguons sur les côtés des agents de police, sérieux sous leur uniforme à l’européenne. Au centre, des hommes et des femmes que l’on conduit à la ville, chargés de chaînes. Sont-ce des criminels ou simplement des gens qui ont un procès ? C’est le premier convoi de prisonniers que nous croisions. Nous en verrons bien d’autres en Sibérie.

Une maison de thé est sur le bord de la route. Nos coulis ruisselants de sueur s’y arrêtent pour s’éponger, prendre du thé et causer un peu.

Le génerikcha est un moyen de locomotion charmant quand on voyage seul. On peut admirer à son aise, modérer ou presser l’allure de son coursier par de simples paroles, au besoin faire avec lui un petit bout de causette. Mais quand on est plusieurs, la conversation est impossible entre voyageurs. On marche comme les canards, en file indienne. Il faut attendre un arrêt dans une maison de thé pour se communiquer ses impressions.

Nous faisons le tour de celle-ci, un peu pour passer le temps et nous dégourdir les jambes, car elle n’a rien de bien remarquable. Un chien européen, probablement perdu par son maître, vient en remuant la queue se faire caresser. La pauvre bête a reconnu des compatriotes.

Une jeune fille apporte à Marie des fraises des bois dans une assiette en feuilles. « Ce sont, dit-elle, les premières fraises de l’année. » À Changhaï, à l’Hôtel des Colonies, on nous avait également servi les premières fraises de l’année. On nous en offrira en Corée, puis, bien plus tard, sur les bords du lac Baïkal, et toujours avec cette dénomination de primeur, également exacte partout où on nous la donne.

En effet, plus nous montons vers le nord, plus la végétation est en retard. À Nikolaïevsk nous verrons dans un mois d’ici des framboisiers sauvages, et c’est à peine s’ils auront des feuilles.