Une hutte isolée se trouve sur notre route, trois hommes sont à la porte. Consentiront-ils à ne pas bouger ? J’avais appris autrefois la langue coréenne, pensant que lorsque le pays, alors fermé aux étrangers leur serait ouvert, cette connaissance pourrait mètre utile. Mais il y a près de quinze ans de cela. Je rassemble mes souvenirs, les Coréens sont surpris d’entendre un Européen parler leur langue, cela les intéresse, et tout s’arrange.
Le pays paraît fertile et est assez animé. Çà et là une case solitaire, pus un village qui ressemble à une agglomération d’énormes ruches d’abeilles. Au fond et pas bien loin, de hautes montagnes.
C’est la seconde fois que nous venons en Corée. Il y a quelques années, nous avons deux fois fait escale à Tchemulpo. Malheureusement une épidémie terrible de choléra décimait à ce moment la population. De plus c’était au milieu de la saison des pluies, les communications étaient difficiles, et à notre grand regret il nous fut impossible de pousser jusqu’à Séoul. Un matin je fis cependant une longue promenade à cheval, et ce que je vis du pays me fit regretter de ne pas en voir davantage.
À 11 heures nous rentrons à bord, après avoir mangé chez Oisen des fraises dont il était très fier : « Les premières fraises de l’année », annonça-t-il ! À minuit nous partons par un temps splendide. La mer est calme, le ciel étoilé, et nous disons adieu à la Corée.
Dimanche, 6 juin. — C’est vers 6 heures du matin que nous devons arriver à Vladivostok. Les officiers du Tokio-Maru qui, en bons Anglais, détestent cordialement les Russes et tout ce qui est russe, ne nous en ont pas moins recommandé d’être sur le pont de bonne heure, pour ne pas manquer l’entrée de la rade : ce doit donc être bien beau ! Avant l’heure indiquée, je suis sur la passerelle. Il fait un froid très vif. Du reste, à mesure que nous montions vers le nord, nous avions été obligés de modifier successivement notre costume.
Bientôt les côtes se dessinent, nous apercevons une ombre à l’est. C’est l’île Poutiatine, la nouvelle acquisition de M. Startseff. Elle a 28 kilomètres de tour. Il se propose d’y faire de l’élevage. Il a fait venir à grands frais de tous les pays du monde toutes les choses susceptibles de vivre ou de croître dans son royaume : vaches et chevaux de Russie, arbres à fruits des États-Unis, etc. Mais il compte surtout sur les moutons qui lui arrivent de Mongolie.
Le mouton ne vit ni en Corée ni au Japon. On a essayé à bien des reprises de l’y acclimater. M. Starseff prétend qu’une certaine herbe qui croît dans ces contrées, mais dont son île est exempte, les empoisonne, qu’il a d’ailleurs, depuis un an, une trentaine de moutons qui sont en parfait état.
Il est certain que si le mouton peut vivre à Poutiatine, ce sera pour son propriétaire une source de revenus considérables. Nous en avons mangé pour la dernière fois en quittant Changhaï. On en importe bien au Japon, mais en si petit nombre que c’est un objet de luxe, et nous n’en mangerons plus que par hasard, dans un mois d’ici, quand nous nous rapprocherons de la Mongolie.
Les amis de M. Startseff sont loin d’avoir son enthousiasme. D’après eux, cette île ne peut être pour lui qu’une distraction l’aidant à employer les loisirs que lui laisse son commerce du thé. Il a payé Poutiatine une quinzaine de mille francs au gouvernement russe, il y en dépensera deux ou trois cent mille, mais n’y fera rien de pratique à cause des brouillards, si fréquents au sud de Vladivostok et pour ainsi dire perpétuels entre Vladivostok et Nikolaïevsk.
M. Startseff n’est pas de cet avis. Il considère qu’il a fait un bon placement et qu’il travaille dans ce moment-ci pour ses enfants. Sa propriété a au moins ce grand avantage d’être une île, c’est-à-dire d’être à peu près à l’abri des nombreux échappés du bagne, qui sont souvent la terreur de la terre ferme dans ces parages.
Les Russes sont très fiers de la rade de Vladivostok. Ils lui donnent le nom de Corne-d’Or. Est-ce en souvenir de Constantinople ?
Si étranger que l’on soit à l’art militaire, on se convainc aisément que, pour peu qu’il soit défendu, Vladivostok est imprenable par la mer, et que s’il n’était pas bloqué par les glaces pendant quatre mois de l’année, il serait facile d’en faire un des plus beaux ports de guerre du monde.
La rade représente en effet une sorte de corne ou de croissant fermé à une extrémité et adossé à une montagne élevée. On pénètre par l’autre pointe, qui forme une passe étroite devant laquelle se trouve la grande île Russe qui la masque complètement.
Quel admirable point de vue et quel merveilleux changement de décor ! On suit le détroit qui conduit à la pointe ouverte. À droite est la terre ferme, à gauche l’île Russe. On s’imagine être dans une énorme rivière qui s’étend à perte de vue. L’île est couverte d’arbres, Çà et là des tentes réunies révèlent la présence de nombreux soldats. Elle est très élevée au-dessus du niveau de la mer : c’est une vraie montagne. Au sommet, je crois distinguer des travaux indiquant la présence de forts, et l’on m’assure que ces forts existent. Sur l’île et sur la terre ferme, qui est moins élevée, la végétation est luxuriante. Juin est, pour ces parages, le printemps dans toute sa force. On dirait que les végétaux savent qu’ils n’ont que peu de temps à vivre et qu’ils en profitent.
Tout à coup, sur la droite, apparaît une ouverture de quelques centaines de mètres. C’est l’entrée de la Corne-d’Or : Nous y pénétrons, et notre regard embrasse en un instant la plus grande partie de la rade. Vladivostok est devant nous, au fond, en amphithéâtre, sur le flanc de la montagne, que les maisons ne couvrent qu’en partie. À gauche, un plateau assez élevé, entièrement dénudé, et surmonté de grands bâtiments à l’aspect sévère et triste. Ce sont les casernes. À droite, des magasins, des entrepôts de charbon. À mesure que nous avançons, l’autre partie de la Corne se découvre, et