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nous apercevons dans le fond le dock flottant construit depuis peu d’années.

CORÉEN EN DEUIL[1] (PAGE 193).

Cependant, avant d’aller à notre mouillage, il faut attendre la visite de la Santé, Nous arrivons du Japon et de la Corée, pays où le choléra existe presque en permanence, nous sommes à bon droit suspects. Ce n’est que le commencement des ennuis que le choléra nous causera. Ces ennuis n’ont cessé qu’à Paris, où, je ne sais combien de temps après notre arrivée, nous étions encore sous la surveillance de la police et obligés d’aller, tous les trois jours, déclarer à la mairie que nous n’étions pas encore morts.

Le Tokio-Maru est bientôt entouré d’une multitude d’embarcations conduites presque toutes par des Chinois de la province du Chane-Toung, qui, de même que les Japonais et les Coréens, arrivent dès l’ouverture de la navigation pour ne s’en aller qu’à la fermeture. L’hiver, Vladivostok est mort. La glace atteint jusqu’à un mètre d’épaisseur dans la rade. Il neige rarement, mais un vent de nord-ouest très violent provoque une sécheresse extrême, fort agaçante pour les nerfs. Les habitants ne sortent de chez eux que quand ils y sont forcés. Du reste, leurs maisons sont admirablement installées pour le froid. De grands poêles, la plupart du temps en maçonnerie et ayant une face ou un angle sur quatre pièces, entretiennent une chaleur uniforme dans toute la maison. De doubles vitres aux fenêtres, qui souvent sont clouées, offrent une barrière infranchissable au froid du dehors. Aussi jamais les chambres ne sont-elles aérées. Les Russes doivent être d’une autre constitution que la nôtre, et leurs poumons se contenter de moins d’oxygène que ceux des Européens de l’Occident. Une des choses qui n’ont été le plus désagréables dans tout le voyage, c’est le manque d’air dans certaines maisons.

C’est au plus fort de l’été que nous avons traversé la Sibérie. Dans Les plus petits villages, les plus pauvres demeures étaient presque toutes ornées de fleurs superbes, de fleurs que nous considérons comme des plantes de serres chaudes fort difficiles à conserver, venant du Japon ou des tropiques : palmiers, caoutchoucs, gloxinias, etc. Toutes ces plantes adossées aux vitres font un rempart qui empêche d’ouvrir la fenêtre. Dans beaucoup de maisons, l’air ne peut se renouveler que par la porte, quand quelqu’un entre ou sort.

C’est aujourd’hui la Pentecôte, d’après notre calendrier, mais d’après celui des Russes, c’est la « Troïtza », que notre dictionnaire traduit par Trinité. Dans tous les cas, c’est un « Praznik », jour de fête, et les jours de Praznik sont chose fort sérieuse pour le voyageur, comme on le verra plus tard. Ils servent bien souvent à vous faire manquer de chevaux, à vous procurer un cocher ivre, si vous ne voulez pas vous contenter d’un enfant pour conduire votre tarantass, enfin à vous faire payer quatre roubles ce qui n’en vaut qu’un.

Tous les navires sont pavoisés et couverts de branches de feuillage. Il y en a jusqu’en haut des mâts, jusqu’au bout des vergues, dans les cordages, dans les embarcations ; c’est fort joli. En ville, tous les magasins sont fermés. C’est ce qui explique l’affluence de monde autour du Tokio-Maru et sans doute aussi le retard de la Santé à venir nous autoriser à débarquer.

Bientôt il devient impossible d’empêcher l’invasion. Nos officiers ont beau prévenir que nous sommes des pestiférés, que tous ceux qui mettront le pied à bord seront obligés de partager notre quarantaine, rien n’y fait. Notre pont se couvre de visiteurs. On a dit que personne ne descendrait, mais je vois que la consigne n’est pas faite pour tout le monde, car des gens nous quittent qu’on ne songe pas à inquiéter. Fermons les veux, ils portent un uniforme.

Enfin tout est en règle, et nous sommes libres d’aller à terre. C’est maintenant que vont commencer les vraies difficultés du voyage. Nous sommes à l’extrémité est de l’ancien continent, et nos parents, notre patrie, nos amis sont à l’extrémité ouest, et c’est là qu’il s’agit d’arriver.

Certainement, dans les grandes villes nous trouverons des gens parlant le français, l’anglais et l’allemand. Mais en cours de route, dans les villages, il ne faut compter que sur le peu de russe que nous connaissons, et sous ce rapport notre bagage n’est pas bien lourd. Tout cela, nous le savions depuis longtemps : on nous dit sur le Tokio-Maru : « Revenez avec nous ! » Cette proposition nous fait sourire. Nous sommes par-

  1. Gravure de Bazin, d’après une photographie.