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tis avec la ferme intention de traverser la Sibérie, et nous la traverserons,

Le capitaine Kenderdine nous prévient qu’à Vladivostok il n’y a pas d’hôtel acceptable, mais que nous pouvons rester à bord jusqu’au départ du Tokio-Maru, à raison de trois dollars par jour pour le logement : la chose est prévue par la Compagnie, qui a elle-même fixé le prix de la pension.

M. Startseff est à terre depuis longtemps. Vieil ami de M. Cheveleff, le plus grand négociant de Vladivostok, chez lequel sa chambre est préparée, il a promis de le prévenir de notre arrivée. Nous sommes nous-mêmes recommandés, par nos amis de la légation de Russie à Pékin, à M. Cheveleff, chez qui je dois trouver les premiers fonds pour continuer notre route.

Cependant, un jeune homme monte à bord et parle à un officier, qui me désigne de la main. Il s’avance vers moi et m’adresse la parole en russe. Je réponds en français et la conversation commence. Son français est à la hauteur de mon russe : tout ira bien. Au bout d’un quart d’heure de petit nègre dans les deux langues, je sais que je suis en présence de M. Vahovitch, frère du consul de Russie à Tien-Tsin, qu’il est envoyé par M. Cheveleff, chez lequel il est employé, pour nous inviter à déjeuner, et qu’il viendra à midi se mettre à notre disposition pour nous conduire à terre.

Voilà un bon début et qui promet. À l’heure dite, nous sommes prêts et foulons enfin pour la première fois le sol du plus grand empire du monde


VI

Vladivostok.


On ne peut imaginer un homme d’aspect plus avenant que M. Cheveleff. Petit de taille, plutôt fort, toujours en mouvement, la figure épanouie, il nous reçoit avec la plus grande amabilité. Il s’exprime très correctement en anglais. Mme Cheveleff, sauf en ce qui concerne l’amabilité, est tout le contraire de son mari : grande, élancée et très calme. Elle aussi parle anglais, m’a dit Marie plus tard, mais seulement quand elles sont en tête-à-tête.

Nous discutons immédiatement nos plans. Deux routes s’ouvrent devant nous pour aller gagner Habarovka, capitale de [a province, par où nous devons nécessairement passer. La première par mer, jusqu’à Nikolaïevsk, point de départ des bateaux qui remontent l’Amour d’abord, puis la Chilka jusqu’à Stretinsk, où la navigation cesse et où le trajet par terre commence.

FEMME CORÉENNE[1] (PAGE 194).

La seconde, plus compliquée, plus fatigante, bien que beaucoup moins longue, consiste en un voyage d’une centaine de verstes, d’abord sur un vapeur de grandeur moyenne, par mer, jusqu’à l’embouchure du Souifoune, puis sur un steamer tout petit qui remonte le Souifoune jusqu’à Razdolnoï. Là, la navigation cesse provisoirement. Il faut franchir en voiture les 160 et quelques kilomètres qui séparent Razdolnoï de Kamiene-Rybalow, où l’on prend de nouveau un steamer qui traverse le lac Kanka, puis descend l’Oussouri jusqu’à Habarovka, point où l’Oussouri se jette dans l’Amour, c’est-à-dire à 470 kilomètres de Kamiene-Rybalow.

D’après M. Cheveleff, ces 160 kilomètres en voiture seront très pénibles, car la route a été rendue abominable par les dernières pluies. Dieu sait ce qu’il faut penser d’une route que les Russes déclarent abominable ! De plus, elle est dangereuse en ce moment.

Pour les travaux du chemin de fer, on a fait venir cinq ou six cents forçats de l’île de Saghaline, la Nouvelle-Calédonie russe. Nombre d’entre eux se sont échappés et ont gagné les forêts, attaquant et massacrant sans pitié tous ceux qu’ils rencontrent. En outre, on ne peut songer à acheter un tarantass pour une si petite distance, car un tarantass est chose fort chère si l’on en veut un bon, et plus les routes sont mauvaises, plus il est nécessaire qu’il soit solide. Il faudra donc jouer à chaque station de poste, c’est-à-dire tous les 20 kilomètres à peu près, une voiture nouvelle, soit téléga, soit perékladnoï, instruments de supplice dont je parlerai ultérieurement, faire ainsi à chaque station un transbordement de bagages, risquer, par un petit retard bien probable, étant donné notre peu de pratique de la langue russe, de manquer le bateau de l’Oussouri qui ne part qu’une fois par semaine, et par suite celui de Habarovka, pour remonter jusqu’à Stretinsk.

M. Cheveleff nous conseille donc le premier itinéraire. Malheureusement la navigation n’est pas encore ouverte à l’embouchure de l’Amour. La mer est toujours gelée dans la Manche de Tartarie, détroit formé par l’île de Saghaline et le continent. Il faut attendre la débâcle, qui ne peut tarder. Il y a dans le port deux ou trois vapeurs prêts à partir pour Nikolaïevsk dès qu’on croira la mer libre.

Il est nécessaire de réfléchir un peu à tout cela avant de prendre une décision. Mais en attendant, comme il nous faudra inévitablement acheter un tarantass à Stretinsk pour gagner Tomsk, qui en est distant d’à peu près 3 000 verstes (la verste est de 1 067 mètres), il me conseille de ne pas lésiner sur le prix. Rien n’est cher comme une voiture en mauvais état. Il faut constamment la réparer, c’est-à-dire être à la merci d’un forgeron ou d’un menuisier de village qui profite de ce qu’il

  1. Dessin de Faucher-Gudin, d’après une photographie prise au Musée Guimet.