le passage du futur empereur. En Sibérie, chaque ville, chaque grand village à le sien, et chacun m’a été montré par les gens du pays comme le plus beau. Je ne sais à qui décerner le prix. Respectons les illusions de tous.
Nous rentrons. L’heure du dîner est arrivée et nous passons dans la salle à manger. M. Cheveleff prend place au bout d’une immense table préparée pour une vingtaine de personnes. Je suis à sa droite et M. Startseff à sa gauche, puis viennent une demi-douzaine de messieurs. Mon voisin est un homme d’un certain âge, il me fait de grandes politesses, mais sans jamais m’adresser la parole. Évidemment il se méfie de mon russe. Je regrette de ne pouvoir causer avec lui, car il est très sympathique. En face du maître de la maison est sa sœur, Mme Sakina, femme charmante, qui fait tous ses efforts pour augmenter nos connaissances dans sa langue. À côté d’elle, Marie, puis Mme Cheveleff ; à sa gauche, d’autres dames. Bref, nous sommes partagés en deux camps : côté des hommes, côté des dames.
Contre le mur, parallèlement à la able, est une grande console, chargée des hors-d’œuvre les plus divers : au milieu un magnifique saumon frais, puis jambon, saucissons variés, viandes froides, etc. C’est la zakouska, prélude inévitable de tout repas russe. Chacun se lève, son assiette et sa fourchette à la main, et revient prendre sa place avec une montagne de provisions. Invités à faire comme tout le monde, nous allons à la console et nous prenons une petite tranche de saumon et du caviar. On s’étonne de notre modération, mais nous comptons sur le dîner et nous ne voulons pas avoir l’air d’affamés. Fatale erreur dans laquelle nous nous sommes bien promis de ne plus retomber. Cette zakouska, que l’on fait précéder d’un verre de vodka, ou eau-de-vie, constitue la partie importante du repas. Ensuite vient la soupe, un plat de viande et un plat sucré. Quand on est prévenu, c’est plus que suffisant, mais il faut l’être.
6 juin. — À 500 mètres de nous est mouillé le Pamyat-Azowa, ce magnifique cuirassé que l’on devait admirer l’année suivante à Toulon pendant les fêtes franco-russes. Le commandant en chef de l’escadre de l’Extrême-Orient, l’amiral Tyrtotf, est à bord. J’avais eu l’honneur de lui être présenté à Pékin et de dîner avec lui chez le comte Cassini, ministre de Russie. Il m’avait promis de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour nous faciliter le voyage, tout en nous disant : « Quand je vais en Europe, moi, je prends les Messageries maritimes ».
Le capitaine Kenderdine eut l’amabilité de mettre à ma disposition une de ses embarcations pour me permettre de me présenter dignement devant l’amiral. Celui-ci me reçut avec la plus grande cordialité. Il attendait ma visite, et je lui remis le portrait du comte Cassim, que ce dernier m’avait chargé de lui apporter. Lui aussi me conseille de renoncer à l’idée de partir par l’Oussouri ; il me confirme les craintes de M. Cheveleff au sujet des attaques possibles de forçats échappés du bagne, et me promet, si nous nous décidons à passer par Nikolaïevsk, de nous donner des lettres pressantes de recommandation pour le chef de la police, M. Picard, homme fort aimable et qui parle français. Il fait en outre briller à mes yeux la perspective de visiter l’île de Saghaline, la Nouvelle-Calédonie russe. Cela me décide, nous aurons de plus le plaisir de remonter l’Amour dans toute sa longueur, de partir de la mer d’Okhotsk pour arriver à l’océan Atlantique. Il est bien évident que les routes sont encore moins sûres que d’habitude, et que les autorités n’ont pas envie de voir se renouveler l’accident, si présent à la mémoire de tous : un officier de la Marine française assassiné aux portes mêmes de Vladivostok par des forçats échappés, des Brodiagues, comme on les nomme en russe.
M. Cheveleff nous emmène de l’autre côté de la rade faire une promenade dans les bois, à la recherche du muguet. Depuis notre arrivée nous voyons partout du muguet, et par bottes énormes, entre les mains de tous les promeneurs. L’air en est embaumé, et puis nous n’en avons pas vu depuis huit ans. Il est beaucoup plus beau, plus vigoureux et, je crois, plus odorant que celui d’Europe.
M. Cheveletf a de l’autre côté de la rade un dépôt de charbon, et un de ses employés, M. Kousinoff, y vit avec sa femme et ses filles. Mais leur solitude n’est que relative, car nous trouvons dans le salon onze dames en train de prendre le thé. Ce sont des amies qui sont venues passer l’après-midi à la campagne.
C’est ici que nous avons vu pour la première fois combien un ou une Russe peut absorber de thé et manger de gâteaux sans perdre son appétit pour les repas. Le thé russe est si bon, si bien fait, qu’on se laisse toujours tenter. On n’y met généralement pas de lait, mais une mince tranche de citron. Il se prend dans de grands verres et non dans de petites tasses. Un seul de ces verres nous suffit encore, et l’on s’en étonne. Dans deux mois, hélas ! les jours de famine, on aurait pu nous en voir prendre comme eux quatre et cinq de suite. La zakouska avec toutes ses salaisons a évidemment pour but de réveiller l’estomac, que tous ces litres de liquide doivent forcément engourdir.
Presque toutes les dames fument. Des cigarettes sont sur la table dans une boîte, mais aucune n’en prend, car chaque fumeur, homme ou femme, a dans sa poche son petit étui à papiros, c’est-à-dire à cigarettes.
La réputation du tabac russe n’est plus à faire. Mais ce que l’on ne sait peut-être pas, c’est qu’en Russie il y a au moins autant de crus de tabac qu’il y a de crus de vin en France. Chacun a adopté une marque et une forme de cigarettes qu’il fume à l’exclusion des autres. Il y en a de grosses comme des cigares et de minces comme des allumettes.
Chacun fabrique les siennes. On trouve partout les tubes en papier munis d’un petit carton pour le côté à mettre dans la bouche, à raison de six kopeks le paquet de cent. Ces tubes sont fermés du côté opposé au petit carton. On met un paquet sur la table, l’ouverture en l’air, et l’on frotte du tabac bien sec qui pénètre peu à