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voyage par mer d’Europe à Vladivostok. Il a été aménagé en vue de son auguste passager, c’est-à-dire avec luxe et confort.

Pendant le lunch qui suit la visite, la musique de l’amiral donne un concert. Nous entendons successivement des airs russes et des airs français, Il me semble que les musiciens sont plus nombreux qu’on ne les voit généralement sur les navires, et ont été choisis avec grand soin : probablement encore à cause du Tsarevitch.

Le Pamyat-Azowa fait de fréquents exercices de torpilles dans la rade. Rentrés à bord du Tokio-Maru, nous avons la chance d’assister à un de ces exercices. Rien n’est intéressant comme de suivre des yeux le petit flotteur que traîne une embarcation à vapeur à grande vitesse. Un bruit d’air comprimé qui s’échappe retentit, et l’on voit la torpille s’élancer des flancs du cuirassé et se diriger rapidement vers le flotteur.

LES TROIS FRÈRES[1] (PAGE 208).

Je trouve curieux de photographier le Pamyat-Azowa au moment où la torpille quitte le bord.

Je n’ai pas encore parlé du chemin de fer qui doit un jour relier Vladivostok à Brest, parce que malheureusement je n’ai presque rien à en dire, ou plutôt j’aurais trop à dire. En principe, le chemin de fer est décidé. Il a été annoncé, et les travaux ont été commencés. J’ai raconté plus haut que pour ces travaux on avait amené des forçats de l’île de Saghaline. Il fallait bien montrer à l’héritier de l’Empire que les choses étaient en bonne voie. On en fit onze verstes, puis, comme les forçats s’évadaient en grand nombre et que leurs méfaits terrifiaient Le pays, on les réintégra dans le bagne.

Le Tsarevitch put voir le chemin de fer, put même faire onze verstes en wagon, en juin 1891. Mais s’il revenait maintenant, en juin 1892, il trouverait les mêmes onze verstes ni plus ni moins, et les chantiers en moins bon état qu’il y a un an : c’est tout.

Voilà ce que chacun nous dit ici, en le déplorant. Il est certain que la ligne de Vladivostok à l’Oussouri s’impose, et que le jour où on s’y mettra sérieusement, elle sera facile à terminer en peu de temps. Mais ce ne sera qu’une bien petite amorce. Le chemin de fer a été un de nos grands sujets de conversation pendant le voyage. Nous arrivions de la tête de ligne, et on nous interrogeait avec intérêt sur l’état des travaux, que l’on croyait en général beaucoup plus avancés.

Quant à l’itinéraire que suivra la voie, on en est encore, en Sibérie, dans la plus profonde ignorance, De nombreux projets sont à l’étude, mais rien n’est jusqu’à présent décidé, à ce que l’on m’affirme. D’abord, il y a la question financière. Les six cents millions qui devaient servir à la construction du Transsibérien ont été employés à soulager les misères causées par la famine. De hauts personnages m’ont raconté qu’une société française aurait proposé de construire la ligne à ses frais, si on voulait lui concéder la propriété, de chaque côté de la voie, d’une bande d’une verste de terrain, où elle exploiterait à son gré toutes les richesses du sol. Cette condition n’aurait pas été acceptée.

Le Transsibérien est donc encore un peu trop dans les nuages pour qu’il soit nécessaire de nous y arrêter beaucoup. Des amorces cependant seront faites, comme celles de Vladivostok à l’Oussouri. Quant à la ligne entre Tchita et Irkoustsk, qui doit contourner l’extrémité sud du lac Baïkal, j’espère vivre assez pour apprendre qu’elle est terminée ; c’est tout ce que je puis dire[2].

On me donne le conseil de faire traduire en russe mon passeport français, qui cependant porte le visa du consulat de Tien-Tsin. On me dit qu’en Sibérie ma langue est peu connue et qu’une traduction certifiée con-

  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Ruffe, d’après un croquis.
  2. Dans une publication officielle qui vient de paraître, le Grand Sibérien, le ministre des finances russe annonce (Débats, 12 janvier 1894) qu’en l’année 1900 la ligne sera terminée entre Vladivostok et Grafskaïa, ville située sur l’Oussouri, d’une part, et entre Irkoutsk et Tcheliabinsk, point extrême des chemins de fer russes actuels, de l’autre. Cela, je Le crois sans peine. Mais il ajoute que la partie comprise entre Irkoutsk et Grafskaïa sera livrée à la circulation en 1904. Enregistrons cette promesse qui, si elle est exactement tenue, fera le plus grand honneur au gouvernement pour sa persévérance et aux ingénieurs pour la rapidité avec laquelle ils auront mené à bien cette œuvre gigantesque.