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nation est purgée. Au bout de six ans, ils sont libres d’aller où ils veulent dans Saghaline, et souvent même de quitter l’île.

Les évasions sont très fréquentes, surtout au commencement de l’été, c’est-à-dire à peu près à l’époque où nous nous trouvons. Les moins entreprenants gagnent les forêts et y vivent misérablement de ce qu’ils peuvent y trouver, jusqu’aux approches de l’hiver, époque à laquelle ils reviennent d’eux-mêmes se livrer. D’autres plus hardis, et c’est le plus grand nombre, veulent revoir la patrie. Ils savent que le continent n’est pas très éloigné à l’ouest et se risquent sur les choses les plus invraisemblables pour y arriver. Ce matin même, six de ces malheureux ont réunit quelques troncs d’arbres avec des liens en bouleau et, profitant du brouillard, se sont aventurés sur la Manche de Tartarie. Nous voyons un petit vapeur partir à leur recherche.

« MON PETIT CHAPEAU FAIT TACHE »[1] (PAGE 209).

Ceux qui parviennent à échapper, d’abord aux agents lancés à leur poursuite, puis aux flots de la mer, atteignent le continent, commencent alors une odyssée dont le récit devrait arrêter les autres forçats tentés de suivre leur exemple. Mais il n’en est rien.

Leur objectif, c’est leur village, là-bas, là-bas, dans l’ouest. À combien de verstes ? Ils ne s’en doutent pas. Ils marcheront jusqu’à ce qu’ils arrivent, toujours dans la même direction, parallèlement à la route, évitant les villes et les hameaux, vivant de ce qu’ils peuvent trouver dans les forêts. Les gens isolés, les femmes surtout, ont tout à craindre d’eux. Quelquefois ils se réunissent en bande et attaquent les tarantass. Quatre d’entre eux se précipitent à la tête des chevaux, puis deux de chaque côté de la voiture, et deux autres montant derrière, armés de bâtons courts, assomment les infortunés voyageurs, auxquels ils coupent immédiatement la gorge, pour plus de sûreté. Presque jamais le cocher n’est tué, ni même blessé. C’est chez ces bandits un principe, car, sachant qu’il ne lui sera pas fait de mal, le cocher se sauve sans chercher à défendre ceux qu’il est chargé de conduire.

De même, dans les villages, jamais ils ne commettent de déprédations. Sur l’appui extérieur des fenêtres, les habitants placent le soir du pain, du lait, que les forçats évadés vont prendre pour réparer leurs forces. Ils comptent sur ces provisions, et c’est une sorte de redevance au moyen de laquelle les villageois achètent la sécurité dans leurs maisons. Ils n’ignorent pas qu’à la moindre déprédation tous les habitants du hameau organiseraient sur-le-champ une battue dans

  1. Gravure de Devos, d’après une photographie.