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Cependant les deux vapeurs accostent, et bientôt sur le pont ce ne sont qu’accolades et longs baisers sur les lèvres. Je n’ai jamais vu de gens s’embrasser comme les Russes. Ils s’étreignent, et l’on dirait à certains moments qu’ils cherchent mutuellement à s’arracher la langue avec les dents. En plus d’une occasion, je fus moi-même victime de cette effusion démonstrative. Car résister aurait été une offense d’autant plus remarquée que les baisers offerts venaient de plus haut et que partout où nous nous trouvions nous étions l’objet de la curiosité bienveillante de ceux qui nous entouraient.

Je remarque avec la plus vive satisfaction que parmi les visiteurs qui montent à bord, se trouve un homme en costume de « pékin ». Il est bien mis, élégant même, et surtout très bien fait de sa personne. Mais pas la moindre casquette : un petit chapeau melon, comme le mien. Me voilà presque réconcilié avec ma garde-robe. Je n’en suis pas moins un peu désappointé de voir qu’il n’a point de part à la distribution, cependant fort libérale, de baisers sur les lèvres. Un officier du bord me prit à part et me raconta l’histoire de ce personnage.

Il se nomme X***. C’était autrefois un des officiers les plus séduisants et les plus sympathiques de la garde impériale, à Saint-Pétersbourg. Il devait même épouser la fille d’un général fort en vue, de son pays, à laquelle il était fiancé. Malheureusement, peu scrupuleux, esclave de ses passions et doué d’une fortune médiocre, il en arriva très vite à vivre d’expédients. Il était en rapports depuis longtemps déjà avec un vieux prêteur sur gages qui finit par le traiter beaucoup plus en ami qu’en client, en dépit de la méfiance ordinaire aux gens de cette sorte.

Or, un jour qu’ils se trouvaient seuls, tous les deux, chez cet émule de Gobseck, notre officier, persuadé que les soupçons ne s’arrêteraient pas sur lui, assassina tout simplement le vieillard. La servante, entrant sur ces entrefaites, partagea immédiatement le sort de la victime. Ce drame est en tous points la mise en action de Crime et Châtiment de Dostoïewski.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, séduit par les manières élégantes et aimables de l’officier, le préteur, qui était sans héritiers directs, avait laissé un testament dans lequel il l’instituait son légataire universel.

Arrêté et jugé, le coupable fut condamné à dix ans de travaux forcés seulement, et envoyé à Saghaline pour purger sa condamnation. Maintenant, sa peine est finie, mais il est interné dans l’île et doit y terminer ses jours. Il fait un petit commerce et a épousé une sage-femme fort honnête, me dit-on, qui est venue d’elle-même à Saghaline pour soigner les malades. Sic transit gloria mundi ! Malgré l’éclat de ses aventures, X*** est assez bien vu à Alexandrevsk, et nombre de personnes lui ont donné la main en ma présence.

L’île de Saghaline est une longue bande de terre, située entre le 45e et le 55e degré de latitude. Elle mesure donc un millier de kilomètres entre son extrémité nord, dans la mer d’Okhotsk, et son extrémité sud, au détroit de La Pérouse. La partie septentrionale est très froide et les cultures sont impossibles au-dessus du 50e degré. Le midi est tempéré et les légumes y viennent assez bien.

Outre ses mines de charbon, on prétend que Saghaline possède des sources de pétrole, et par le Vladimir, qui est parti vingt-quatre heures avant nous, M. Cheveleff a envoyé un ingénieur chargé d’y faire des sondages et de voir si les nappes souterraines sont assez importantes pour être exploitées avec succès.

Le pays est couvert de forêts, dans lesquelles le pin domine. Ceux que nous voyons ne sont pas beaux. Serrés les uns contre les autres, ils forment des fourrés impénétrables. La population est de 20 000 habitants, en chiffres ronds. Sur ce nombre il faut compter les forçats, dont beaucoup sont mariés, et qui, avec leurs femmes et leurs enfants, forment un total de 16 000 âmes.

Deux grands pays, la Chine au nord et le Japon au sud, prétendaient avoir des droits sur Saghaline.

En effet, les Ghiliaks, sujets et tributaires de l’empire chinois, avaient pénétré par le nord de l’île, traversant la Manche de Tartarie, et fondé quelques établissements de pêcheurs. Les Aïnos, anciens aborigènes des grandes îles du Japon, successivement refoulés, étaient venus chercher un refuge dans la partie méridionale. Aïnos et Ghiliaks ont entre eux une grande affinité ; ils ont, en partie, les mêmes coutumes, et leurs habitations diffèrent peu ; mais, d’un caractère plus sauvage et se tenant plus à l’écart, les Aïnos ont mieux conservé leur primitive originalité.

La suzeraineté de la Chine et du Japon n’était nullement effective. Aucun des deux empires ne retrait le moindre profit d’une possession que du reste jamais aucun mandarin n’allait visiter. Le nord devint donc russe sans grande difficulté, à la suite de la rectification de frontières qui étendit les limites de l’empire des Tsars jusqu’à Vladivostok. Le sud fut cédé par le Japon comme compensation pour le meurtre d’un Cosaque de l’escorte du général Mouravieff à Yeddo.

Il n’y a qu’une dizaine d’années que Saghaline a été choisi comme lieu de déportation. On n’y envoie plus, m’a-t-on affirmé à maintes reprises, aucun condamné politique. C’est surtout l’assassinat qui y conduit. Tous les ans, deux grands bateaux de la flotte volontaire partent d’Odessa avec une cargaison de forçats. Le premier, au printemps, ne contient que des hommes ; le second emporte, outre les hommes, un grand nombre de femmes. Mais toutes celles-ci ne sont pas des criminelles. Il y a beaucoup d’épouses qui s’expatrient avec leurs enfants, pour partager le sort de leur mari.

La plupart des forçats sont des condamnés à temps. Leur peine finie, ils sont cantonnés pendant six années dans un district qu’il leur est interdit de quitter, et où ils restent sous la surveillance de la haute police. On leur donne des terres, des bestiaux, des instruments. Ils ont de plus quelques économies, car même durant leur temps de peine ils ont un assez joli salaire, dont un dixième seulement leur est remis pendant qu’ils sont au bagne. Ils trouvent le reste quand leur condam-