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Presque à chacun d’eux, des piles de bois sont rangées à côté de l’eau avec l’écriteau : à vendre. Les steamers ne s’arrêtent pas indifféremment à une station où à une autre ; ils font, de préférence, escale dans les centres les plus grands de population, pour deux raisons : la première c’est qu’ils peuvent y prendre quelque petit fret, quelques voyageurs, et la seconde c’est que, comme beaucoup de nos passagers se nourrissent eux-mêmes, ils y trouvent en abondance des provisions, c’est-à-dire du pain de seigle, du lait, de cette maudite crème qui fait mon désespoir, du saumon séché et quelquefois des œufs. La route de poste suit Le bord de l’Amour, et le fil télégraphique qui relie Nikolaïevsk à Saint-Pétersbourg suit la route de poste. Les stations télégraphiques sont nombreuses : notre arrivée prochaine est donc toujours annoncée dans les grands centres. Du reste, nous sommes attendus presque à heure fixe, puisque nous portons la malle, et les gens du village peuvent préparer à coup sûr leurs provisions.

JEUNES COSAQUES[1].

Ils sont là sur la berge, par groupes ou isolés, surtout des femmes, tenant dans leurs bras les denrées à vendre. À peine une longue planche a-t-elle établi les communications avec la terre, que les gens du bateau se précipitent à l’assaut des victuailles. Presque tous ont une ou deux bouteilles vides qu’ils échangent contre le même nombre de bouteilles pleines de lait, pour la modique somme de un ou deux kopeks. On les voit soupeser avec la main tous les pains l’un après l’autre, afin de bien choisir le plus lourd et d’en avoir pour leur argent. Munis d’un couteau ; ils examinent la crème, y goûtent, ne se décidant à la prendre qu’après être certains d’avoir bien choisi la meilleure. Les vendeuses les laissent faire, passives ; c’est à peine si l’on entend l’ombre d’une discussion. Mais je remarque que bien souvent ce sont les femmes les plus pauvrement habillées, celles qui, à en juger par leur aspect, auraient le plus besoin des quelques kopeks que peuvent leur rapporter leurs marchandises, qui s’en défont les dernières et qui quelquefois nous regardent partir l’air navré sans avoir rien vendu.

Rien n’est gai comme l’arrivée à une escale. Tout le monde en général y est propre. On n’y remarque que peu ou point de guenilles ; partout des couleurs voyantes où le rouge domine, mais un rouge coquelicot : c’est la couleur préférée par les hommes pour leurs blouses, par les femmes pour leurs robes. Tout ce qui n’est pas rouge vif est ou rose, ou vert, ou blanc.

Souvent, au milieu de la verdure, dans un buisson, on aperçoit avec stupéfaction des fleurs d’une grandeur démesurée que le vent agite, tantôt courbe et tantôt redresse : en s’approchant on découvre que ce sont des jeunes filles à moitié cachées dans le feuillage. Les hommes ont presque tous des bottes ; les enfants et les femmes marchent généralement pieds nus. Ces dernières ont sur la tête un fichu noué sous le menton, quelques-unes ont un châle sur les épaules.

19 juin. — C’est aujourd’hui dimanche. Aux escales, les gens sont encore plus propres et mieux habillés que les autres jours. Beaucoup de jeunes filles portent une jupe dont le bas est orné d’une large bande de broderie de toutes les couleurs. En somme, aucun de ces Sibériens ne paraît misérable. Tous ont un air de prospérité qui surprend, car on ne voit nulle trace d’un travail dont cette prospérité serait Le fruit. On est tenté de croire plutôt que ne rien faire est la principale occupation des habitants de tous ces villages. En effet, pas la moindre culture autour des hameaux, par le plus petit jardin autour des maisons ; le gouvernement leur fournit une certaine quantité de farine : à quoi bon cultiver la terre pour faire pousser du grain ? Et puis n’ont-ils pas ces pêches qui tiennent du miracle et qui

  1. Gravure de Bazin, d’après une photographie.