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tine en photographiant les maisons qui bordent la rivière, avec leur toit en écorce de bouleau, qui doit être une maigre protection contre les intempéries. Je ne puis pourtant pas ne photographier que ce qui est joli ! Ouste-Karyiskaya a été pendant longtemps le lieu de déportation le plus important de toute la Sibérie. Il y avait encore en 1879, d’après M. Cotteau, 2 144 condamnés aux travaux forcés, dont 41 seulement pour crimes politiques, employés dans les mines d’or, qui sont toutes à la surface du sol et non sous terre, comme on se l’imagine généralement.

Mais on ne veut plus maintenant dans les mines de ce genre d’ouvriers, qui en somme coûtent cher et ne travaillent pas. On leur préfère de beaucoup les ouvriers libres. Le gouvernement a donc à peu près cessé d’envoyer à Ouste-Karyiskaya les condamnés de droit commun. Il y a cependant un certain nombre de déportés politiques, qui le plus généralement sont libres de leurs mouvements, à condition de ne pas quitter le village. La femme de l’un d’eux, aimable et parlant très bien français, prend passage à bord de la Zéa. Elle va au Caucase, auprès de son père qui est malade.

Tous les déportés cependant ne sont pas libres. Il y a les dangereux, les incorrigibles. Un de nos passagers me donne la photographie d’une nihiliste célèbre qui, à la suite de plusieurs évasions, dut être enfermée et mise aux fers.

Nous retrouvons un peu plus loin la rive percée de trous dans lesquels nichent les hirondelles, comme dans certaines parties de l’Amour. Beaucoup de juifs, passagers de troisième classe, sont montés à Ouste-Karyiskaya. Presque tous parlent allemand. Le bateau est littéralement bondé. À partir de maintenant nous refusons tous les passagers.

Sur la rive gauche, au milieu des forêts, un ruisseau vient entre deux collines se jeter dans la Chilka. À l’embouchure est un bloc de glace qui forme un pont de plus d’un mètre d’épaisseur. Je me demande quelles dimensions pouvait avoir au commencement du dégel pour exister encore le 5 juillet ! Toute la contrée est verte et fleurie.

Nous passons le soir un petit village sans grande importance, mais qu’on nous montre avec orgueil. Il se nomme Chilkino. C’est là que fut construite la barge que nous avons vue à Nikolaïevsk, sur laquelle Le général Mouravieff descendit l’Amour il y a trente-cinq ans ! Près de Chilkino nous voyons de grands champs cultivés. Ce sont les premiers que nous remarquions.

7 juillet. — Il est bientôt 3 heures de l’après-midi, Stretinsk est en vue. La partie pénible du voyage va commencer, celle que l’on nous a dépeinte comme si dure à supporter. Avons-nous un tarantass ? Est-il bon ? Et d’abord qu’est-ce que cela peut bien être qu’un tarantass ? Nous n’en avons encore jamais vu.

Maintenant plus de compagnon de voyage parlant français ou allemand. C’est en russe qu’il va falloir nous débattre contre le mauvais vouloir des simotritiels ou maîtres de poste, nous refusant des chevaux sous prétexte qu’ils n’en ont pas, pour se les faire payer plus cher ; en russe encore, que nous ordonnerons au yemchtchik de presser ou de ralentir l’allure de ses chevaux ; en russe, que nous aurons à pourvoir à notre subsistance, à satisfaire à toutes les nécessités de la vie et des voyages, manger, boire, dormir, vivre en un mot, et gagner Tomsk, où nous retrouverons un confort relatif avec la navigation à vapeur.


Charles Vapereau.


(La suite à une autre livraison.)


JONQUE DE GUERRE CHINOISE[1] (PAGE 263).
  1. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin, d’après un croquis.