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Page:Le Tour du monde - 68.djvu/231

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brûle perpétuellement ; puis, vers le milieu d’un panneau, la photographie du tsarévitch.

À quelques verstes au delà d’Atchinsk, nous remarquons deux colonnes en briques rouges. Elles indiquent la limite du gouvernement du Iénissé. Nous quittons la Sibérie orientale pour entrer dans le gouvernement de Tomsk et la Sibérie occidentale.

Jusqu’ici, à part de rares exceptions, nous avons trouvé les routes de poste bonnes ou assez bonnes. Maintenant elles deviennent abominables. Rien ne peut donner une idée des fondrières au milieu desquelles il faut passer par moments : je me demande comment notre tarantass y résiste. Or il faut remarquer que nous sommes favorisés par le temps, et que s’il pleuvait, les routes seraient encore plus mauvaises. Certains villages sont des nids de boue et d’ordures ; on marche dans le fumier jusqu’à la porte des stations de poste, qui sont sales et mal tenues. Il y a ici une incurie évidente. Le Sibérien est paresseux et apathique, mais il a au plus haut point le sentiment du respect et de l’obéissance. S’il est bien dirigé, on obtient de lui ce que l’on veut. C’est malheureusement le laisser-aller qui domine dans le gouvernement de Tomsk, et, nous sommes heureux d’ajouter : dans le gouvernement de Tomsk seul !

À toutes les stations M. Regamey demande des nouvelles du choléra, et plus nous avançons, plus ces nouvelles sont mauvaises. On nous parle d’abord d’un, puis de deux, puis de quatre décès par jour à Tomsk. Enfin un voyageur allant à Irkoutsk nous affirme que sur le Kosakovski il est mort cinq personnes, que sur la barge qu’il avait à la traîne il est mort quarante-six forçats, que la navigation est interrompue par ordre supérieur, et que nous ne pourrons quitter Tomsk. Il nous conseille fortement de retourner à Krasnoïarsk. Notre ami, qui s’impressionne facilement, le ferait pour bien peu. Je lui conseille de ne plus rien demander à personne.

Ma liste blanche n’a plus ici aucune valeur. À une station, ne trouvant pas de chevaux, nous nous adressons à un paysan qui veut bien nous conduire pour le même prix que la poste et qui, arrivé à l’étape suivante, nous propose, de lui-même, de nous trouver des chevaux de particuliers, dans les mêmes conditions. Nous avons fait ainsi huit des dix-neuf étapes du gouvernement de Tomsk, sans aucun ennui, et sans autre accident que la chute, sans conséquence, d’un des chevaux du tarantass de M. Regamey. Par contre, entre deux stations, dans des chemins impossibles, nous dépassons six voitures de la poste arrêtées ; l’une d’elles à une roue cassée. C’est merveille que pareil accident n’arrive pas à tous les véhicules.

À Haldieva, petit village pittoresque, on arrive par une descente très dangereuse dallée du haut en bas avec des troncs d’arbres non équarris. Le yemchtchik n’ose la descendre sans mettre le sabot, dont nous nous servons pour la dernière fois.

6 août. — Il est 10 heures ; nous arrivons à Cemilijnaya. C’est la dernière station avant Tomsk, dont nous ne sommes plus qu’à 31 verstes. Encore trois heures, et nous serons au bout de nos peines. Il n’y a pas de chevaux à la poste, mais les chevaux volnés (c’est-à-dire appartenant à des particuliers) sont là. On nous demande un rouble de plus que le prix ordinaire : va pour le rouble, et nous partons au galop de quatre bêtes fougueuses. À moitié chemin est une descente. Je fais arrêter le tarantass, je prends mon appareil et je cours installer Hane, à qui je donne mes instructions ; puis, remontant en voiture, ordre est donné au yemchtchik de se lancer à fond de train sur la pente rapide. Hane presse la poire : quel sera le résultat ? Notre gravure le fait connaître.

Bientôt les dômes des églises de Tomsk apparaissent au loin, éclairés par un brillant soleil. La partie du voyage qui nous effrayait le plus sera terminée dans moins d’une heure, et nous ne pouvons que nous féliciter de la façon dont elle s’est effectuée.

On nous avait beaucoup parlé de l’ivrognerie en Sibérie : nous avons eu rarement à en souffrir. Un cocher ivre nous a versés en Transbaïkalie, mais ce n’était pas un cocher de la poste. Une fois, à je ne me rappelle plus quelle station du gouvernement de Tomsk, nous avons trouvé absolument tout le personnel dans l’impossibilité de parler ou même de se mouvoir : smotritiel, yemchtchiks, garçons d’écurie, femmes des uns et des autres. Tout le village semblait du reste à l’unisson. Nous désespérions de pouvoir partir, quand par bonheur vint à passer un paysan en assez bon état, qui consentit à nous conduire. C’était un jour de fête, de Praznik.

En dépit des croix qui émaillent le paysage, jamais nous n’avons eu d’alerte sérieuse.

On nous avait prévenus que ce serait autour du lac Baïkal et dans les environs des villes qu’il serait Le plus nécessaire de ne dormir que d’un œil. Il est certain que c’est entre Irkoutsk et Tomsk que nous avons rencontré le plus de gens à mine suspecte, forçats évadés, nous disait-on, mais qui ne sont dangereux que quand ils sont en nombre. Pour rendre les embuscades moins faciles, de chaque côté de la chaussée, qui est déjà large par elle-même, la forêt a été abattue, presque partout, sur une largeur de 15 à 20 mètres, ce qui permet de surveiller la route, et de se préparer à la bataille en cas d’attaque. J’ai remarqué que la nuit on rencontrait bien rarement un attelage voyageant seul. Le jour, c’est différent.

Nous savions qu’il ne faut pas compter pour la nourriture sur ce qu’on peut se procurer dans les villages, et nous avions des provisions. Le samovar, c’est tout ce qu’on doit s’attendre à trouver dans les maisons de poste. Toutefois, outre le thé, dont on fait une incroyable consommation, les habitants boivent une sorte de bière fabriquée avec le pain de seigle et parfumée aux fruits, qu’ils nomment kvass. C’est une bière de ménage, à laquelle on s’habitue très bien. On en trouve assez souvent dans les maisons de poste.