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Page:Le Voleur illustré, année 61, tome 40, numéro 1621, 1888.djvu/10

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prendre au pauvre vieux le chemin qu’il connaissait si bien, le chemin de la prison de la Ville-Haute.

Mais, cette fois, les gamins avaient beau le saluer de leurs plus joyeux vivats, lui emboîter le pas et l’apostropher et le provoquer de maintes façons : « Hé, Césarin !… Où vas-tu donc, Césarin ?… Tu trouves donc qu’il commence à faire froid ? etc. » — aucune riposte ne sortait de sa bouche ; il avait rabattu sa casquette sur son front, et,

L’œil morne maintenant et la bête baissée,

il marchait tout honteux entre les deux gendarmes, les mains sous sa blouse, — comme un voleur !

De prime abord, M. Richard, le gardien-chef, ne le reconnut pas. Il essaya de le réconforter, de lui remonter le moral.

— Voyons, Césarin, ne te désole pas. Si tu es innocent, comme tu l’affirmes, on te relâchera… C’est l’affaire de quelques jours, le temps de retrouver ce voyageur qui t’a donné ces trois francs… Allons, courage, mon vieux, secoue-toi, reprends ta bonne mine et ta bonne humeur !… « Faut bin rire ! » comme tu dis. Tu as donc oublié ta devise ?

Césarin se borna à hocher mélancoliquement la tête.

— Que diantre ! Ce n’est cependant pas la première fois que tu viens en pension chez moi !

— C’est vrai, m’sieu Richard… oui… Mais les autres fois… les autres fois, voyez-vous, c’était pas la même chose !

— C’était cependant au début de l’hiver, aux premières gelées, juste à cette époque répondit facétieusement le gardien-chef.

— C’était pas la même chose, murmura de nouveau Césarin, toujours sombre, soucieux, plein de confusion, accablé.

Le surlendemain, il fallut le transporter à l’infirmerie ; il avait la fièvre et ne pouvait plus se tenir debout ; en outre, il était fortement oppressé, toussait, suffoquait : on craignait une pneumonie.

Sur ces entrefaites, Mme Lefèvre, en rangeant des pots de confiture dans sa grande armoire, retrouva la blague du cuir qui lui servait de bourse. Poussée trop loin sous la pile de draps, la pochette avait glissé dans un interstice, entre la tablette et le fond, et était tombée sur le rayon inférieur, derrière des bocaux de conserves et des fioles de cassis et de fignolette.

Désolée de sa déplorable erreur, Mme Lefèvre se hâta de prévenir la justice et de retirer sa plainte, s’offrant d’ailleurs à réparer de son mieux le tort qu’elle avait pu causer au malheureux Césarin.

Quand le commissaire de police et le gardien-chef pénétrèrent dans la salle où gisait le malade et lui firent part de la nouvelle, deux larmes lui montèrent aux yeux et roulèrent le long de ses joues hâves et flétries.

« J’savais bien… Je vous l’avais bien dit !… bégaya-t-il.

Et il ajouta, toujours d’une voix entre-coupée :

« M’sieu Richard, excusez-moi… Vous avez toujours été gentil pour Césarin… Je vous en remercie… mais… ce n’est pas pour vous fâcher… je voudrais bien m’en aller, puisque je n’suis pas coupable…

— Tu attendras bien au moins que tu sois rétabli, — ou que le printemps soit revenu !

— J’aimerais mieux… faut pas m’en vouloir, m’sieu Richard !… mais… puisque je n’ai rien fait d’mal… j’aimerais mieux être soigné à l’hospice ».

On profita d’une amélioration survenue quelque temps après dans l’état de Césarin pour le transporter, selon son désir, à l’hôpital de la ville.

À la première visite que lui fit le médecin en chef, le docteur Michel, un brave cœur et un bon vivant, pas fier, qui lui avait souventefois glissé la pièce en rue et lancé quelque gai brocard :

« Ah ! m’sieu Michel, soupira-t-il, ça ne va pas… Non… j’crois bien que j’suis fichu…

— Mais non, mon vieux Césarin, mais non ! Tu te mets martel en tête… Avant quinze jours tu seras sur pattes, et qu’on te reverra sur la place Reggio faire le moulinet avec ta canne ou nous jouer des airs sur ton flageolet.

— C’serait trop d’honneur !

— … faire le moulinet avec ta canne sur la place Reggio ou dans la Rochelle, et nous jouer devant toutes les portes des airs sur ton flageolet.

— Ah ! m’sieu Michel, j’en doute… J’ai idée, voyez-vous, qu’je n’sortirai d’ici que pour aller à Sainte-Marguerite.

Le pauvre Césarin ne se trompait pas. Après avoir traîné et résisté deux ou trois semaines, il succomba, et sa dépouille repose aujourd’hui dans l’agreste cimetière — ou cimetier — consacré à Sainte-Marguerite, et qui s’étale au bas du coteau boisé de Maëstricht.

Toujours soucieux de rendre hommage aux gloires locales quelles qu’elles soient, les journaux de la ville et du département, ceux même des départements limitrophes, ne manquèrent pas d’annoncer cette mort à leurs lecteurs et de publier des notices biographiques détaillées et de longs articles critiques et humoristiques relatifs à l’illustre Césarin. L’un d’eux, un périodique illustré, le Bar-Bar, alla même jusqu’à invoquer Phébus et enfourcher Pégase, en l’honneur

De cet homme,
Qui, de notre cité,
Fut, en somme,
Une célébrité.

Mais la plus éloquente et la plus touchante de ces oraisons funèbres, ce fut — le croirait-on ? — l’agent de police Simonnot, l’implacable ennemi et la bête noire de Césarin, qui la prononça.

Simonnot avait beau se répéter que dorénavant les populations confiées à sa garde pourraient vaquer à leurs affaires sans crainte d’être blasonnées et tympanisées, dormir leur suffisance sans avoir à redouter les sons du flageolet ou quelque bachique tintamarre, — Césarin lui manquait. Involontairement, en faisant ses tournées dans la ville, il le cherchait d’un œil attendri, il le revoyait… Pur mirage, cruelle désillusion !

« Et dire, s’exclamait-il dans sa péroraison, dire que cet insatiable et incorrigible délinquant, — ce pauvre Césarin ! — qui avait été cinquante-deux fois en prison, et toujours sans rechigner, de si bon cœur ! est mort de chagrin pour y être allé une cinquante-troisième !… »


Albert Cim.
FIN


LA CROISADE NOIRE

Lors de son dernier voyage à Rome — il n’y a pas plus d’un mois — le cardinal Lavigerie a eu avec Leon XIII plusieurs entretiens d’un caractère particulier d’intérêt et de gravité.

L’ardent et saint apôtre ayant exposé minutieusement au saint-père à quelles pratiques « scélérates » se livre l’esclavagisme dans l’Afrique intérieure, au centre même des missions des Pères Blancs, le pape lui a donné les instructions et les pouvoirs les plus larges pour extirper le mal qui mine cet infortuné pays et qui menace de le dépeupler.

En effet, sur une étendue égale en territoire à la France, l’esclavagisme, éludant les traités internationaux qui ont aboli la traite, dont les côtes, surveillées par les vaisseaux européens, sont heureusement délivrées, l’a reportée et l’exerce de la façon la plus sauvage à l’intérieur des terres. Quatre à cinq cent mille têtes de… bétail humain sont, tous les ans, arrachées au pays : rien qu’enfants et femmes ! Car, ayant expérimenté que les nègres adultes ne sont plus d’un trafic avantageux sur terre, parce qu’ils parviennent toujours à s’évader et à regagner leurs contrées natales, les esclavagistes se sont arrêtés au parti de se débarrasser tout d’abord des hommes, en les exterminant impitoyablement ; et cela s’accomplit dans la proportion de cinq environ par groupe de famille : de telle sorte que c’est deux millions d’individus qui disparaissent annuellement de l’Afrique équatoriale, et que, avant cinquante ans, il n’y aura plus personne dans ces riches et populeuses contrées.