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LES BRAVES GENS


CHAPITRE XV

Jean au collège. — Il endommage le nez de Lepéligas et compromet l’avenir d’un thuya.


Prenez un collégien à part, j’entends un collégien de Châtillon-sur-Louette, qu’il soit hardi ou timide, gai ou triste, laborieux ou paresseux, c’est après tout un garçon comme un autre. Prenez vingt collégiens réunis, ce sont vingt diables déchaînés, du moins à ce qu’ils prétendent. Les garçons, en effet, une fois qu’ils sont ensemble, obéissent à un sot esprit de corps ; ils semblent prendre à tâche de se modeler sur un certain idéal de brusquerie, d’indépendance farouche, de goguenardise, de gouaillerie et de rudesse : « c’est le genre ! » Quiconque n’a pas ce genre se hâte de le prendre ou tout au moins de l’affecter. Pour bien juger le collégien, il ne faut pas le juger sur la mine, ni prendre au pied de la lettre tout ce qu’il cherche à faire croire sur lui-même.

Quoi qu’il en soit, le jour où Jean entra comme externe dans la classe de troisième, il vit et entendit des choses qui l’étonnèrent singulièrement ; il trouvait en plein épanouissement les défauts dont il n’avait vu que les bourgeons à l’institution Sombrette ; en un mot, il fut initié au programme du collégien de Châtillon.

En classe, l’idéal du collégien de Châtillon (interne ou externe) est celui-ci : souffler obstinément la leçon à celui qui ne la sait pas (c’est un paresseux, donc c’est un ami) ; déconcerter, soit en faisant des remarques saugrenues, soit en le pinçant sous la table, celui qui récite couramment (c’est un travailleur, c’est un ennemi) ; accompagner les explications de commentaires baroques et irrespectueux, tirer la langue au voisin de droite, donner un bon coup de pied au voisin de gauche, afin qu’il ne s’endorme pas ; planter une plume dans la table et la faire vibrer : non pas que cette musique plaise plus au collégien que toute autre musique ; mais il y a apparence qu’elle agacera quelqu’un, ne fùt-ce que le professeur, ceci en vertu du principe : il faut autant qu’on peut désobliger tout le monde ; répondre aux questions avec une précipitation ridicule, en affectant de ne pouvoir reprendre haleine ; faire « mousser » par tous les moyens possibles le professeur nouveau : en d’autres termes, l’exaspérer, afin de le tâter et de voir s’il ne serait pas nerveux et irritable ; remuer les pieds et faire de la poussière autant que possible ; correspondre par signes avec l’élève le plus éloigné, afin de s’entendre avec lui pour se moucher ensemble, avec fracas, juste au même instant ; lever la main comme par un vif désir de répondre à une question du professeur, alors qu’on ne l’a pas même entendue : cela produit toujours un peu de mouvement, et puis c’est un exercice hygiénique ; laisser choir une règle, un encrier, un couteau, ou un sou, ou une bille, toutes les fois que le calme complet menace de s’établir dans une classe ; se précipiter le coude sur la table à la moindre observation, et grommeler derrière sa main des observations mal plaisantes ; chiper adroitement la casquette, le bissac ou le soulier d’un naïf, et faire circuler l’objet chipé en y joignant quelque inscription désobligeante pour