Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/120

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le légitime propriétaire ; vous voyez d’ici la traînée de rires, l’inquiétude du professeur qui ne voit rien, mais qui devine quelque chose, et la joie profonde et indescriptible de celui qui a mis tout en branle.

Dès la première classe, Jean fut assez impopulaire, et il y avait de quoi, jugez-en. Le professeur prenait les noms des élèves. Il y avait eu déjà trois ou quatre explosions de rire, prolongées à dessein, à propos de quelques noms que ces messieurs trouvaient risibles ou que le professeur avait mal prononcés.

« Et vous ? » dit le professeur en s’adressant à Jean. Jean se leva sans rien renverser, et sans faire au moins semblant de trébucher (première faute) ; il salua poliment le professeur (seconde faute, qui souleva quelques marques d’improbation) ; il articula nettement son nom, au lieu de le bredouiller suivant l’usage (troisième faute, pluie d’épithètes désobligeantes pour Jean, éclosion de quelques calembours sur le mot Defert). Il attendit que le professeur lui fît signe de se rasseoir, et se rassit tout naturellement, au lieu de se laisser choir par mégarde sur un de ses voisins (quatrième faute, qui fut punie de quelques coups de pied sous la table et de quelques boulettes de papier mâché).

Comme il se contenta de froncer le sourcil, et ne rendit pas, séance tenante, coup pour coup et boulette pour boulette, on conclut que ce nouveau était une « poule mouillée ». Un mauvais cancre d’externe, le fils de maître Lepéligas, du barreau de Châtillon-sur-Louette, qui jouait parmi les écoliers de Châtillon le même rôle que Thersite dans l’armée des Grecs, jouissait parmi ses condisciples d’une réputation de couardise bien méritée. Il crut que l’occasion était venue de se réhabiliter sans danger. C’est pourquoi il fit passer à Jean un petit billet tout ouvert, ainsi conçu : « Faites circuler, s. v. p. — Monsieur Defert est prévenu que quelqu’un lui trouve le nez trop long, et que ce quelqu’un se propose de le lui aplatir un peu à la sortie de la classe. Comme l’opération sera peut-être douloureuse, et que les cris du patient pourraient attirer quelques importuns, monsieur Defert est prié de faire un petit détour et de passer par le mail. C’est un très-bon endroit le matin. On ne signe pas, pour des raisons que monsieur Defert comprendra, mais on se fera connaître en temps et lieu. »

Le billet, en passant, souleva des murmures d’approbation. Lepéligas se rengorgeait. Lorsque le billet parvint à Jean, il rougit d’abord, puis plia soigneusement le morceau de papier et le mit dans son portefeuille. Lorsque du banc des externes la nouvelle passa aux bancs des internes, ces messieurs pestèrent une fois de plus contre l’internat qui allait les priver d’un spectacle intéressant. Mais ils se consolèrent en pensant qu’on leur raconterait toute l’aventure à la classe du soir.

De l’autre côté du mur, c’est-à-dire dans la classe de quatrième, Tonquin se distinguait. On en était aussi à la confection de la liste.

« À vous ! » dit le professeur, en faisant signe à Tonquin de se lever.

Tonquin se leva d’un air si nonchalant, si ennuyé, si dégoûté de la vie, que cette excellente tenue lui conquit tous les cœurs.

Pendant que le professeur se penchait pour prendre de l’encre, Tonquin, toujours de son air nonchalant, se pencha à gauche, et appliqua un grandissime coup de coude sur le crâne de son voisin, dont le nez s’aplatit sur la table. C’était un pauvre myope qui n’osa rien dire. Quant à Tonquin, le professeur le retrouva debout, les bras croisés, la tête immobile. On riait, mais le professeur fut à cent lieues de soupçonner Tonquin, tant son attitude était niaise et sa figure innocente !

« Votre nom ?

…quin ! » reprit l’autre avec une douceur hypocrite. On se tordait sur les bancs.

« Taisez-vous donc, s’écria le professeur d’une voix sévère, vous voyez bien que vous intimidez ce pauvre garçon ! » L’idée que l’on « intimidait ce pauvre garçon » parut si plaisante aux écoliers paresseux, qui avaient deviné en Tonquin un digne frère, que les rires redoublèrent. Trois ou quatre retenues habilement distribuées ramenèrent le silence. Le professeur alors, revenant à Tonquin, lui dit avec bonté : « Mon enfant, ayez l’obligeance de m’épeler le mot Quin ! »

Le cher enfant prit un air offensé et un ton pleurard pour dire qu’il ne s’appelait pas Quin, et que c’était sans doute un sobriquet qu’on voulait lui donner : que son nom était Tonquin. Le brave homme de professeur eut la bonhomie de dire qu’il avait mal entendu ; et Tonquin se rassit en pleurnichant, mais les pleurs qu’il versait n’étaient pas de nature à lui offusquer la vue. Apercevant sur son banc le chapeau de son voisin de droite, il prit si bien ses dimensions qu’il s’assit dessus sans le faire exprès. Et voilà comment, en peu de temps, Tonquin fut aussi populaire dans sa classe que Jean l’était peu dans la sienne.

À dix heures, les externes se répandirent devant le collège comme une volée d’oiseaux effarouchés, puis des groupes se formèrent où l’on entendait, au milieu des bourdonnements, des propos comme ceux-ci : « Notre nouveau professeur est bon garçon ! — Le nôtre est trop sévère. — Moi j’ai eu cent lignes. — Moi j’ai eu l’explication de César à rapporter. — Il y a dans notre classe un nouveau qui renifle tout le temps : c’est un tic ; » et autres renseignements tout aussi intéressants. Jean était sorti fort tranquillement. Il fut rejoint par Tonquin, qui lui demanda s’il était vrai que Lepéligas l’eût menacé de lui aplatir le nez.

« C’est vrai ! » — Et il tourna sans affectation le coin de la ruelle qui conduit au mail. Tonquin le regardait avec admiration.

Le mail était désert. Jean se promena avec son camarade, qui n’en revenait pas de le voir si peu préoccupé. Comme il lui parlait de son affaire :

« Je suppose, dit Jean, qu’il vaut mieux en finir